Quelque 1,7 million d’êtres humains dans la bande de
Gaza. Garçons et filles, maris et femmes, pères et mères, enfants, adolescents,
vieux, malades, bien portants, riches et pauvres : tous sont exposés à une mort
qui frappe à l’aveugle. Personne ne sait quand il va mourir, mais les
explosions qui retentissent tantôt au loin tantôt tout près, rendent la mort une
hypothèse plus que probable.

Il n’y a pas d’héroïsme dans la guerre, ni dans la mort. Le
pire n’est pas la mort ; c’est de l’attendre. Le véritable héroïsme est ce que
font un 1,7 million d’êtres humains pendant sept jours par semaine,
vingt-quatre heures par jour, soixante minutes par heure, soixante secondes par
minute, afin de rester en vie, de ne pas devenir fou et de ne pas franchir la
frontière ténue qui sépare l’humain de l’animal.

A Gaza, il n’y a pas d’abris où se réfugier, ni de sirènes
pour alerter les gens à l’approche d’un avion de chasse, ni de “dôme de fer”
[nom du bouclier antimissile israélien], ni de défense antiaérienne, ni de
médecins disposant d’équipements médicaux de pointe, ni de toutes sortes d’autres
moyens permettant de sauver des vies. Rien de neuf

Si une maison s’effondre sur ses habitants, le problème est
réglé. Mais si les habitants en réchappent, le problème reste entier. Car ils
subissent alors de nouvelles affres : dénués, nus, condamnés à chercher un
autre endroit pour s’abriter.

1,7 million d’êtres humains sous un ciel de
plomb, sur une terre brûlante. Rien ne sert de disserter sur l’impuissance
arabe. Cela fait longtemps qu’on l’a constatée. Rien ne sert de dénoncer le
silence du monde et l’absence de conscience internationale. Cela fait longtemps
qu’on l’a fait. Rien ne sert de parler des crimes de guerre de l’Etat d’Israël
à l’encontre de civils. Cela fait longtemps qu’on l’a dit.

Tous ces mots font parti d’un univers familier auquel le
journaliste a recours quand il se voit contraint d’écrire sur ce sujet à propos
duquel il a déjà développé toutes les analyses, interprétations et commentaires
imaginables et inimaginables. Rien de neuf. Pourquoi la guerre actuelle
serait-elle différente des précédentes et surtout de celles à venir dans un an
ou deux ?Vivre en enfer

Tout cela n’a aucun intérêt pour 1,7 million d’êtres humains pour qui chaque jour paraît une éternité puisque rien au monde ne
peut leur garantir que ce ne sera pas le dernier, mais qui n’attendent pas la
nuit pour autant puisque rien ne leur permet d’être sûrs qu’ils se réveilleront
le lendemain.

Les gens ne savent la réalité des affres qu’ils traversent qu’une
fois qu’ils peuvent souffler à nouveau. C’est seulement à ce moment-là qu’ils
peuvent expliquer ce que cela signifie de vivre en enfer. C’est seulement à ce
moment-là qu’ils comprennent l’héroïsme de la vie quotidienne avec tout ce qu’elle
comporte de banalité, de routine, de choses insignifiantes.

L’héroïsme de se comporter normalement, malgré la mort qui
rode, entre une mère et ses enfants. L’héroïsme des pères qui ne peuvent
sauver leurs enfants de la mort tout en cherchant à garder quelque chose du
rôle paternel. En attendant la prochaine guerre

Nous tous, à divers degrés, sommes tombés dans le travers des
récits héroïques qui mettent des gens ordinaires au service d’une cause et qui
veulent à tout prix en faire des figures exemplaires. Nous ne comprenions pas
qu’en ce faisant, nous les privions de leur droit à être reconnus pour leur
héroïsme ordinaire.

Il y en aura encore qui mourront, ou qui vivront, au gré des
hasards. Puis tout ce fracas finira par cesser. Alors, les commentateurs
oublieront ce qui s’est passé et les écrans de télévision seront occupés par d’autres
scènes, d’autres morts à d’autres endroits. Les envoyés spéciaux, les
photographes et les journalistes des agences de presse partiront pour laisser
au chômage technique les porte-parole et autres spécialistes ès déclarations à
la presse.

Là-dessus, 1,7 million d’êtres humains sortiront
la tête des nuages de fumée, de poussière et de poudre, après avoir réchappé à
la mort qui frappe à l’aveugle. En attendant la prochaine guerre.