“Rapper’s Delight” : le premier tube de rap de la planète

Quand Grandmaster Caz se fait “emprunter” ses textes, il ne sait pas encore qu'ils vont devenir un hit. Il va les reconnaître à la radio, à l’automne 1979.

Par Laurent Rigoulet

Publié le 25 juillet 2014 à 16h01

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h17

I feel like going home, de Muddy Waters, I got a woman, de Ray Charles, Zombie, de Fela ou encore War, de Bob Marley… Dans la continuité de l'expo « Great Black Music », à la Cité de la Musique, qui rassemble jusqu'en août cinquante ans de musiques noires, Télérama.fr vous raconte chaque semaine l'histoire d'une chanson qui a traversé les générations.

 



Au milieu des années 2000, Curtis Brown, alias Grandmaster Caz, emmène régulièrement quelques touristes dans le Bronx, à bord d’un van que conduit un de ses acolytes fauchés des Cold Crush Brothers (1). Le clou de la visite est une promenade dans une cité, au 1520 Sedgwick Avenue, où Kool Herc, DJ d’origine jamaïquaine, s’exerçait jadis à prolonger les pics rythmiques de ses disques funk en utilisant deux platines. « Le hip-hop est né ici », explique Caz à ses visiteurs. Il leur fait arpenter, religieusement, au pied des immeubles, un parc minuscule où Herc donnait des fêtes légendaires.

Le Bronx était alors un terrain d’aventures en ruines, la sono était branchée sur l’électricité de la ville et les mômes des environs – Caz en première ligne – se passaient le micro pour briller un instant. Au milieu des années 70, le hip-hop était un mouvement vivace qui prospérait dans l’ombre, un défouloir fantastique pour des jeunes sautant rarement les frontières du quartier. Les métros étaient couverts de graffitis qui portaient, au centre-ville, les signatures des banlieues. Les danseurs poussaient parfois jusqu’à Central Park. Les chaudes soirées du Bronx faisaient la réputation des figures locales, Afrika Bambaataa ou Grandmaster Flash.

La fièvre de l’instant

« Mais personne ne rêvait de commercialiser cette musique, raconte Grandmaster Caz. Nous rivalisions de trouvailles, de poésies et de trucs sonores [comme le scratch dont plusieurs DJ se disputent la paternité, ndlr] et l’émulation nous semblait un but en soi. Tout se passait dans la fièvre de l’instant. Nous ne pensions pas à produire des disques. Nous n’imaginions pas qu’il y avait de l’argent à gagner. Et les DJ étaient méfiants, ils ne voulaient pas qu’on les enregistre de peur de se faire copier… »

Grandmaster Caz ou Casanova Fly ou Curtis Brown, ici à New York City en 2007

Grandmaster Caz ou Casanova Fly ou Curtis Brown, ici à New York City en 2007 Photo : Michael Raasch (CC)

De retour dans le van, Grandmaster Caz prend le micro pour offrir une exclusivité à son petit public. Un morceau qu’il vient d’écrire et qu’il a baptisé MC Delight. Reprenant en le parodiant le Rapper’s Delight du Sugarhill Gang, il y retrace l’histoire du mouvement rap en quelques couplets où il est fortement question de vol et d’amertume. « Qui m’a piqué ces mots ? lance-t-il au détour d’une strophe. Mon manager ! C’est un traître et je vais vous expliquer pourquoi… »

A l’automne 1979, alors que les ondes sont submergées par la vague disco, Caz a la surprise d’entendre du rap à la radio. Le choc est sévère. Non seulement, on n’en a jamais diffusé auparavant. Mais au cœur du (très) long morceau, qui commence à tourner en boucle dans tous les quartiers d’Amérique, il reconnaît des passages entiers de ses textes. Une rapide enquête va le mettre sur la piste du manager de son propre groupe, les Cold Crush Brothers, un certain Henry Jackson, qui se fait appeler Big Bank Hank, et délivre dans Rapper’s Delight une piquante tirade sur Superman (« Il est sûrement très sexy et très mignon/Mais il a l’air d’un con dans son costume rouge et bleu/Il te satisfait peut-être avec son petit ver de terre/mais tu vas t’éclater avec mon super sperme »).

En tête des hit-parades

Jackson est passé chez Caz, peu de temps auparavant, pour emprunter les carnets où celui-ci gribouille des textes à n’en plus finir. SANS explication sur ses projets, il s’est évanoui dans la nature. Il n’a pas même cherché à dissimuler son emprunt. Sur Rapper’s Delight, il se présente comme Casanova, le surnom que s’est donné Curtis Brown dans son quartier et qu’il a abrégé en Caz pour le besoin des soirées.
Dopé par les accords du Good Times de Chic (« empruntés » eux aussi !), Rapper’s Delight escalade vite les hit-parades américains pour devenir le premier tube d’un genre qui va déferler sur la planète.

Même si les pionniers du Bronx, vexés et floués, refusent d’en entendre parler, les quartiers de l’Amérique noire se retrouvent infiniment plus dans ces quinze minutes (quinze !) de « tchatche » débraillée que dans les hymnes disco de l’époque. « Un véritable cauchemar, raconte Grandmaster Caz. Non seulement, j’entendais mes textes voyager sans toucher le moindre centime. Mais dans ma rue, tout le monde les reconnaissait et pensait que j’étais en train de devenir une star et de m’enrichir en douce… »

Dans quelques rares interviews, Big Bank Hank a démenti avoir dérobé ses textes à son ami, mais les témoins de l’époque tombent tous d’accord : comme ses deux complices du Sugarhill Gang, Henry Jackson n’a qu’un seul talent, celui de se trouver, par le plus parfait des hasards, au bon endroit, au bon moment. Dans un fast-food du New Jersey, où il a pour habitude de rapper dans la cuisine, et où des producteurs du coin viennent le chercher.

Un vulgaire boy’s band

Ses deux compères du trio gagnant sont recrutés, eux aussi, grâce au bouche à oreille. Le Sugarhill Gang voit le jour comme un vulgaire boy’s band. Les producteurs, Sylvia et Joe Robinson, veulent trouver des types capables de rapper. N’importe lesquels et le tour sera joué. Après des heures plus ou moins glorieuses, (Pillow Talk, tube érotique susurré par la belle Sylvia à l’orée des années 70), leur petit label est au bord de la faillite. Il leur faut tenter un coup et Sylvia a été très fortement impressionnée, dans une boîte new-yorkaise, par une soirée où des types rappaient en direct. Elle est persuadée que, si elle réussit à capter cette énergie sur un disque, personne n’y résistera. Les fonds manquent mais son mari (et associé) est une figure de la rue new-yorkaise.

Il a longtemps régné sur nuits du Blue Morocco, un club du Bronx où Muhammad Ali et les stars de la Motown avaient leurs habitudes. Il lui reste quelques amis. Parmi eux, un certain « Mo » Levy, l’ancien propriétaire du Birdland cher à John Coltrane, réputé pour des liens présumés avec la « mafia ». Quand Robinson lui rend visite, au beau milieu, d’un mariage, Levy lui donne 5 000 dollars en liquide. « Ça c’est pour te dépanner, reviens me voir lundi matin, on va monter un label et on va bien se marrer… ». Après la déferlante lancée par Rapper’s Delight, il revendra, très vite, ses parts de Sugarhill records pour un bénéfice net de 1,5 millions de dollars !

Pour une poignée de dollars

Le premier tube rap est enregistré avec des bouts de ficelle au fin fond du New Jersey, dans un quartier résidentiel qui ne ressemble en rien au Bronx des pionniers. Les séances sont expédiées en quelques heures par un groupe qui se cale tranquillement sur la rythmique de Chic (après un coup de téléphone de ses avocats, Nile Rodgers obtiendra une large compensation) Wonder Mike, Master G et Big Bank Hank s’éclatent au micro et leur verve est communicative. Ils ne gagnent qu’une poignée de dollars pour leur peine.

Après la programmation du morceau sur une radio de Saint-Louis (les autres étaient effrayées par les quinze minutes), les ventes explosent et le pays est conquis en un rien de temps. Le rap fait son entrée dans le paysage. Mais il est encore loin d’accomplir sa révolution. Comme à l’époque du blues, ceux qui l’ont inventé n’y gagneront rien et commenceront vite à ronger leur frein. Le Sugarhill Gang, lui, ne dure guère plus que le temps d’une chanson.

(1) Aujourd'hui, des circuits hip-hop sont proposés dans New York.

 

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