Enquête

Les agents de cyclistes bousculent le peloton

Tour de France 2014dossier
La libéralisation du milieu a vu l’arrivée de nouveaux intermédiaires qui s’occupent des contrats et de la carrière des coureurs sans oublier leurs intérêts.
par Pierre Carrey
publié le 21 juillet 2014 à 18h06

Ils ont été très actifs lundi pendant la journée de repos à Carcassonne, courant les hôtels des équipes pour négocier des contrats. En font-ils trop ? Les agents des coureurs cyclistes sont accusés d’encourager la marchandisation du vélo. Les excès constatés : tentatives de verrouillage du système des transferts, inflation des salaires, conflits d’intérêts… Ces dérives jouent tantôt en défaveur des coureurs ou des patrons d’équipes, tantôt à leur avantage. Ainsi, l’Ecossais David Millar n’aimait pas les agents jusqu’à ce qu’il prenne conscience qu’il était sous-payé et sollicite une aide extérieure. De même, un coureur français menacé de non-renouvellement de son contrat a obtenu une extension et une augmentation grâce à Michel Gros. A 72 ans, cet ex-directeur sportif de Festina possède entre 60 et 80 clients, soit presque la moitié du peloton français, dont plus de 50% de l’effectif d’AG2R la Mondiale ou de Cofidis.

Flambée. Gros a une réputation de faiseur de miracles, mais il n'est pas le seul. Un confrère a négocié 200 000 euros annuels pour le néo-pro Joe Dombrowski, finalement recruté par le Team Sky. Certes talentueux, l'Américain se marchandait neuf fois la valeur usuelle d'un premier contrat. La flambée des salaires est connue : en 2012, les coureurs du World Tour (première division mondiale) touchaient en moyenne 283 840 euros par an (contre environ 100 000 euros en 2004). Les meilleurs, tels Froome, Contador ou Nibali, émargent entre 3 et 4 millions d'euros (soit la totalité du budget d'une équipe en 2002). Les groupes sportifs sont condamnés à payer cher ces vedettes s'ils veulent disposer du capital de points UCI indispensable pour appartenir à la première division. Ce qui fait dire à Vincent Lavenu, manager d'AG2R la Mondiale, que «les agents ne sont pas responsables de la flambée des salaires». Pour son collègue de Giant-Shimano, Iwan Spekenbrink, «ils ont certes de l'influence sur leurs coureurs mais pas forcément de pouvoir sur le cyclisme».

Parmi les 87 agents professionnels enregistrés par l'UCI, figurent néanmoins quelques hommes (et seulement des hommes) de pouvoir. Notamment Andrew et Gary McQuaid, fils et neveu de l'ancien président de la fédération internationale, en poste jusqu'en septembre. Andrew McQuaid s'est attiré les foudres du manager Bjarne Riis pour avoir tenté d'exfiltrer Richie Porte vers le Team Sky fin 2010, un an avant la fin de ses obligations. Avocat, Andrew McQuaid théorise froidement la libéralisation du marché : «Je pense que dans la plupart des cas les contrats doivent être respectés. Cependant, quelquefois, ça ne marche pas comme ça.»

Certains agents risquent le conflit d’intérêts : Doug Ryder est manager du Team MTN-Qhubeka, Rob Hunter directeur sportif de Garmin-Sharp. D’autres ont quitté leurs fonctions de manager d’équipe, tels John Lelangue (Phonak, BMC), Gianluigi Stanga (Polti) et Theo de Rooij (Rabobank), non sans avoir essuyé des critiques sur le dopage qui sévissait sous leurs yeux.

Quant à leur réseau d’influence, il inclut des responsables d’équipe, qui incitent les coureurs à passer par un intermédiaire, et des journalistes spécialisés, qui publient de fausses rumeurs en échange de vrais scoops, comme en Italie, ou abreuvent les agents d’informations confidentielles. La justice transalpine soupçonne aussi un agent, Raimondo Scimone, d’avoir organisé un système de dopage et d’évasion fiscale pour ses clients à partir de 2008, ce qu’il conteste.

Monopole. «Le changement de mentalités a commencé en 2008, observe Michel Fareng, qui a représenté des cyclistes de 1992 à 2011. Sous l'influence des Anglo-Saxons, de nouveaux métiers sont apparus. Le rôle d'agent s'est confiné à la négociation financière, et les cyclistes leur demandent d'être très performants, avant même d'établir les résultats sportifs adéquats.» Fareng proposait un service global (gestion de carrière et après-carrière, relation avec les médias, soutien à la performance, logistique) et essayait de concilier les intérêts des coureurs et de leurs patrons. Autre époque. «Avec la libéralisation du système, certains agents ont cru pouvoir gagner beaucoup d'argent, ce qui est tentant pour des personnes aux pratiques mafieuses», déplore-t-il.

Cette année, une nouvelle vague d'agents est apparue en France, prônant une approche plus humaine. Mathieu Berthelot, 26 ans, veut «aider les coureurs pas seulement à gagner de l'argent mais à bien le gérer». «Pour moi, les coureurs ne sont pas une marchandise», plaide-t-il. Philippe Raimbaud met «l'éthique» en avant, «le sportif en tant qu'être humain». L'ex-pro Nicolas Fritsch, qui n'a pas encore sa licence, veut briser le monopole des agents et lancer de jeunes talents. «Je suis heureux de voir ces bonnes volontés, et je me réjouis d'entendre des jeunes de HEC parler d'intelligence collective ou d'entrepreneuriat solidaire, analyse Michel Fareng. J'espère qu'ils pourront réussir, mais le contexte actuel privilégie les volumes monétaires.»

Pierre Carrey est journaliste, fondateur de DirectVelo.com

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