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« À Mossoul, les jihadistes imposent le sunnisme à la population, sous peine d’exécution »

Tombés dans les mains de l’État islamique, les habitants de Mossoul doivent aujourd’hui se convertir au sunnisme, sous peine d’exécution. Sinon, il faut fuir et loin. Ce que fait toute la population, et pas seulement chrétienne, délaissée par un gouvernement irakien qui, lui aussi, a pris la fuite. Entretien avec Myriam Benraad, politologue spécialiste de l’Irak.

Publié le 30 juillet 2014

Photo: DREntretien avec Myriam Benraad, politologue spécialiste de l’Irak, chercheuse au CERI-Sciences Po et responsable du programme MENA au Conseil européen des relations étrangères (ECFR).
 

À quoi ressemble Mossoul, depuis que les jihadistes se sont emparés de la ville ?
​Myriam Benraad: Dans la nuit du 10 juin, la ville de Mossoul, capitale de la province de Ninive, est tombée dans les mains de l’État islamique d’Irak et du Levant [EIIL, NDLR], rebaptisé État islamique le 29 juin depuis la grande mosquée de Mossoul et placé sous la coupe de son calife Abou Bakr al-Baghdadi. Le gouverneur de la province, Athel al-Noujaïfi, avait appelé la population à résister au début de l’offensive. En vain, cela n’a pas abouti car lui-même a dû fuir. Quant à l’armée irakienne, elle a déserté devant les assaillants. Depuis, Mossoul subit une situation humanitaire catastrophique. La population est persécutée par les jihadistes, qui souhaitent éliminer toute présence non-sunnite à Mossoul. Or c’est une ville multiconfessionnelle et multiethnique, composée de communautés arabe, kurde, sunnite et chrétienne ; cette dernière étant historiquement très implantée dans les plaines de la province de Ninive. Alors dans un mouvement de panique, un certain nombre d’habitants a pris la fuite.

Prendre la fuite, mais pour aller où ?
​Myriam Benraad: Il y avait une époque où les chrétiens d’Irak pouvaient encore fuir vers des pays voisins comme la Syrie ou la Jordanie. Mais aujourd’hui Amman [capitale de la Jordanie, NDLR] a verrouillé ses portes, de peur d’être débordée. Quant à la Syrie, ce n’est plus un havre de paix. Leur seul recours, c’est donc le départ vers l’Europe, les États-Unis, ou le Kurdistan irakien, lui-même dans une situation très délicate en raison du flux de déplacés et de réfugiés qui risque de créer à terme un problème humanitaire et sécuritaire de grande ampleur. Mossoul est une ville perdue par les autorités irakiennes pour un long moment, sur fond d’économie de guerre aux mains des combattants de l’État islamique.

En quoi consiste le plan économique des jihadistes ?
​Myriam Benraad: L’État islamique a obligé les populations non musulmanes à payer la « jizya ». Historiquement, il s’agit d’un impôt lié à une sourate du Coran qui impose aux non musulmans, dans les territoires conquis par les armées musulmanes, de payer une taxe au souverain musulman, le calife en l’occurrence, pour s’assurer sa protection. Or on voit très bien que la jizya imposée aux non musulmans n’empêche pas l’État islamique de s’adonner à des exécutions de masse et autres exactions contre les populations locales.

Certains médias parlent de « massacre », d’autres évoquent « un génocide chrétien »… Qu’en est-il exactement du sort des chrétiens, et du reste de la population qui, elle aussi, n’est pas épargnée par les jihadistes ?
​Myriam Benraad: En réalité, les chrétiens font l’objet d’exactions depuis le début de l’occupation américaine mais on assiste à une aggravation des violences depuis la percée des jihadistes à Mossoul en juin. On ne peut pas, en revanche, parler de génocide, le mot est trop fort. Sur le terrain, il y a un conflit de haute intensité. Une violente insurgée et milicienne généralisée qui touche les chrétiens mais pas seulement. Toute la population est concernée. Il est vrai qu’en l’espace d’une semaine, les chrétiens ont été particulièrement ciblés. Mais il n’y a pas eu de massacre à proprement parler. Les jihadistes souhaitent éliminer toute présence non-sunnite, dont celle des chiites en Irak et au Moyen-Orient, car le sunnisme est considéré par eux comme la juste voie, l’orthodoxie. Ainsi, aux yeux des salafistes, un mécréant peut aussi être un fidèle sunnite qui refuse de prêter allégeance au calife. Dès lors, ce dernier est considéré hérétique et peut être tué. C’est la pratique du « takfir », l’excommunication en islam, très répandue au sein de la mouvance jihadiste.
Les chrétiens sont contraints à la conversion, à défaut de quoi ils sont exécutés. Tous les non musulmans sont attaqués. Des églises ont été détruites. Les jihadistes ont imposé que les symboles religieux chrétiens comme les croix soient retirés des édifices. Les habitants sont expropriés. Les femmes aussi font l’objet de nombreuses violences. Dans certains villages, des filles chrétiennes ont ainsi été forcées à se marier avec des jihadistes. Il n’y a plus d’autorité politique légitime, les jihadistes commandent Mossoul et des pans entiers du territoire, ne laissant guère le choix aux populations. Certes, les chrétiens sont visés car les salafistes les considèrent comme des impies mais en réalité c’est toute la population qui souffre.

Un mouvement de résistance pourrait-il émerger de cette situation ?
​Myriam Benraad: Oui mais la population n’a pas d’armes pour résister. C’est la peur qui règne face aux jihadistes qui exécutent tous ceux qui s’opposent à leur projet politique. On est dans une situation de guerre et de confrontation quotidienne. Soyons clairs, la population est tout simplement désarmée face à des assassins.

Quel est la stratégie de Nouri al-Maliki, le Premier ministre irakien ?
Myriam Benraad:
Pour l’heure, Al-Maliki est dans une logique de réélection à Bagdad pour un troisième mandat. Si la poussée jihadiste a été contenue aux portes de Bagdad, une grande partie du territoire est en revanche désormais aux mains des jihadistes, du nord de l’Irak à la Syrie. Si Nouri al-Maliki parvient à s’arroger un nouveau mandat comme Premier ministre, alors la priorité sera pour lui de reprendre le contrôle du territoire et de se représenter comme le sauveur de l’Irak s’il réussit. Mais il sera très difficile pour lui de faire venir à la table des négociations les insurgés sunnites, et encore moins les membres de l’État islamique qui le qualifient depuis 2006 d’apostat et de collaborateur des Américains.

Que pensez-vous de la position géopolitique du gouvernement français, qui se dit « prêt à recevoir les chrétiens d’Irak » ?
On touche ici à la tradition française. Notre diplomatie au Proche et Moyen-Orient s’est bâtie autour de la protection des populations chrétiennes. Cette tradition remonte à la royauté, il n’y a rien de nouveau. C’est surtout sur le conflit israélo-palestinien et la dernière crise de Gaza que le gouvernement français a montré les limites de sa diplomatie, si ce n’est son absence de vision.

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