Reportage

Iran, le nouvel eldorado

Depuis l’arrivée au pouvoir d’Hassan Rohani en 2013 et l’assouplissement de l’embargo américain, l’Iran affiche sa volonté d’ouverture. Les entrepreneurs français tentent de rafler ces nouveaux marchés, guidés par des intermédiaires comme Ardavan Amir-Aslani, avocat d’affaires parisien que GQ a suivi à Téhéran.
Iran le nouvel eldorado
© Nazanin Tabatabaee Yazdi Polaris Starface

Lundi 1er mai 2017, dans le quartier très populaire de Chouch, au sud de Téhéran. Jean-­Philippe Jombart, le directeur de Peugeot en Iran, déambule dans un immense marché dédié à l’électroménager. Accompagné de son épouse, récemment arrivée dans le pays, il cherche du matériel de cuisine. Le cadre de l’entreprise française savoure son jour férié. C’est la saison idéale, du soleil mais 25 degrés seulement. Oubliés, pendant quelques heures, la pression des derniers mois et l’objectif de sortir des lignes de production la "2008" avant l’élection présidentielle du 19 mai. Le gouvernement de Hassan Rohani a fortement suggéré ce calendrier, qui témoignerait de la volonté d’ouverture du pays, un des grands axes de la candidature du président face à ses rivaux conservateurs. Et pour Peugeot, ce serait un geste diplomatico-économique fort. "Mais bon, songe Jean-Philippe Jombart, je ne sais toujours pas quand Rohani viendra à l’usine…" Il essaye de se rassurer: en Iran, les dossiers peuvent sembler encalminés pendant des mois, avant de connaître une accélération foudroyante. Pour l’heure, l’urgence est de meubler l’appartement. Il est 13 heures quand le SMS tombe: le président Rohani inaugurera l’usine le lendemain. À 8h30. Bien plombé, le dîner avec les amis.

Lundi 13 mars 2017, Paris, dans un salon de l’Assemblée nationale. Plusieurs dizaines de convives, avocats, généraux de la gendarmerie, diplomates écoutent Claude Bartolone, qui préside encore la Chambre basse, raconter le parcours d’un homme qui ne cherche pas à dissimuler son émotion. Avant de se faire accrocher la Légion d’honneur sur le revers d’un de ses deux cents costumes, Ardavan Amir-Aslani, c’est lui, repense aux quarante ans de travail qui ont transformé le jeune immigré iranien en un avocat d’affaires prospère, dont le cabinet emploie vingt-et-un confrères et consœurs avenue Montaigne. Son seul bureau logerait une famille de quatre personnes. Il songe aussi que, début 2016, il a bouclé la boucle en ouvrant à Téhéran, sa ville natale, le premier cabinet d’avocats étrangers en Iran. "En compagnie de son associé de toujours, Gérard Cohen…", s’amuse Claude Bartolone. Le Perse et le Juif comptent parmi leurs clients des particuliers prestigieux (dont Johnny Hallyday), des grandes familles (famille royale d’Abu Dhabi, du Bahreïn), des États (le Pakistan, l’Indonésie). Et, depuis l’accord de Vienne de l’été 2015 sur le nucléaire iranien qui a entraîné la levée partielle des sanctions internationales et de l’embargo américain, de grandes entreprises françaises qui rêvent de s’implanter en Iran. Dont Peugeot. L’image, le 2 mai, d’Hassan Rohani les doigts en "V" au volant d’une "2008" qu’il a démarrée lui-même, est une belle victoire pour Ardavan Amir-Aslani. L’avocat mesure que si cette première "JV" (joint venture) entre une entreprise française et un opérateur iranien est une étape significative, le chemin sera encore long avant de multiplier les investissements. Il n’empêche, ça y est: l’Eldorado oriental entrouvre ses portes.

"Un marché comme ça, on en voit apparaître un tous les cinquante ans !", s’enflamme Majid Rashidi, un homme d’affaires franco-iranien présent dans le pays depuis 1991. Au fond, l’Iran n’aspire qu’à raviver les souvenirs prestigieux de la Route de la soie, axe commercial majeur entre l’Orient et l’Occident. Dans sa définition moderne, "l’Iran a désormais les moyens de devenir le hub entre l’Europe et l’Asie", explique Amir-Aslani dans ses bureaux flambant neufs de Téhéran où travaillent quatre avocats, dont deux Iraniens. Revient la confidence, quelques semaines plus tôt, d’un ingénieur qui rêve de se faufiler aux côtés de Vinci dans la rénovation des aéroports iraniens. "C’est simple, l’Iran est devenue mon obsession." Ça tombe bien, une grande partie du pays rêve d’ailleurs, d’Occident, d’Asie, les images grouillent sur Telegram, les frontières numériques se jouent des velléités des plus conservateurs des mollahs. À quoi évalue-t-on, au premier coup d’œil, un pays ? Peut-être à ces chauffeurs de taxi qui posent souvent un jeu d’échecs sur leurs capots entre deux courses. Au raffinement d’un plat de poulet aux herbes et de riz aux griottes. À la qualité de l’anglais pratiqué par vos interlocuteurs. Ou aux femmes qui, depuis 2016, sont plus nombreuses que les religieux au Parlement (même si elles ne sont que 17 sur 290 députés, et que, globalement, la prédominance masculine dans la vie sociale reste très forte). Si les droits de l’homme mériteraient la même attention que le business, le potentiel "du dernier pays émergent pas encore émergé" est énorme: "L’Iran est une Rolls-Royce aux roues carrées, qui a besoin de financement et de savoir-faire", analyse Ariabod Dehnad, consultant pour des entreprises occidentales. De fait, cette longue mise en quarantaine du commerce mondial ne laisse plus vraiment le choix: seule l’ouverture aux investissements étrangers peut combler le manque de liquidités dû à l’embargo. Le pays piaffe et les rues téhéranaises n’échappent pas à cette règle constante et paradoxale des pays en voie de développement: les banques y pullulent, et quand on pousse une porte, Suneh Dergrigorian, la directrice arménienne (et chrétienne) de la Middle East Bank, est intarissable sur la palette de services "que garantit [sa] banque pour accompagner les entreprises étrangères."

Très longues négociations
Cette urgence de "faire des affaires" est palpable dans les lobbys d’hôtels, les restaurants, où la figure de l’homme d’affaires étranger se banalise. L’Histoire est en marche, l’ouverture au monde semble un mouvement irréversible mais il ne va pas assez vite pour cette jeune serveuse du bar d’un hôtel qui annonce son prochain départ pour l’Australie, afin d’y rejoindre son copain, "parce qu’ici il n’y a pas assez de liberté". Chaque minute compte, et pourtant la ville aux 16 millions d’habitants ressemble à un parking géant, un bouchon permanent au milieu duquel il faut prier pour ne pas se faire découper en traversant une artère et compter une heure d’embouteillage entre deux rendez-vous. Bourré d’un cocktail d’énergie et d’anxiété qui ne semble jamais le quitter, Ardavan Amir-Aslani se démène du matin au soir. L’avocat passe désormais environ la moitié de son temps à Téhéran, et son omniprésente directrice générale, Ségolène Dugué, affiche 26 missions en dix-huit mois. Le potentiel est tel qu’il faut "gratter à la porte" de toutes les entreprises, examiner chaque secteur, creuser chaque réseau. Amir-Aslani regrette de ne pas avoir fait affaire avec le groupe AccorHotels qui commence à prendre pied en Iran (un Ibis et un Novotel vous sautent aux yeux dès la sortie de l’aéroport Imam Khomeyni), mais il ne désespère pas d’y parvenir. Et les choses ont plutôt bien commencé puisqu’outre Peugeot, il conseille aussi Vinci et Bolloré, pour ne citer que les poids lourds.

Dans un pays qui transpire de fierté, les milliers de drapeaux qui saturent la ville (ponts, ronds-points, places, bâtiments officiels) en témoignent, une des cartes maîtresses d’Amir-Aslani est sa double nationalité franco-iranienne. "C’est simple: je parle farsi, et surtout je connais la culture, et le comportement des hommes", explique l’avocat alors que ses immenses foulées l’amènent à l’entrée d’un bâtiment de l’aviation civile iranienne, aux alentours duquel sont alignés des appareils bons pour la casse. Son interlocuteur, qui le reçoit "hors agenda", l’attend dans une salle de réunion sans fenêtre garnie de gros fauteuils en cuir noir, des paquets de biscuits et de mouchoirs sont disposés à côté des micros, des munitions pour les très longues négociations. Les Iraniens sont réputés pour être particulièrement durs en affaires, à la fois patients, déterminés et illisibles – une dénégation de la tête ne veut pas dire "non", juste qu’il faut attendre la décision.

3.000 kilomètres de façade maritime
C’est dans cette salle que l’avocat français a décroché pour Vinci le marché de la rénovation des aéroports de Mashhad, premier lieu de pèlerinage chiite dans le monde, et d’Ispahan. Autour d’une tasse de thé, ingrédient incontournable de chaque rendez-vous, Amir-Aslani montre en riant au cadre iranien un article du Financial Tribune évoquant le deal de Vinci, et opportunément publié juste avant l’élection présidentielle, toujours dans le but d’afficher la politique d’ouverture voulue par Rohani. Et ça pourrait durer, explique le haut fonctionnaire iranien, pantalon noir et chemise blanche: "Nous gérons une soixantaine d’aéroports dans le pays mais nous avons besoin de les agrandir pour profiter de notre bonne place sur le marché mondial du commerce. Sur le trajet Europe-Asie, vous gagnez deux heures de vol en survolant l’Iran. Au total, nous aurons vite besoin de 500 avions neufs supplémentaires." Airbus (ainsi que Boeing) a déjà topé pour la livraison de cent appareils, et Air France fait partie des quelques compagnies occidentales qui affrètent un avion trois fois par semaine vers Téhéran (le trafic aérien en Iran augmente de 5 % par an). Sa business class, toujours remplie, a des allures de salle de réunion où s’échangent de nombreuses cartes de visite. Ardavan Amir-Aslani embrasse son contact, salue en farsi le type à l’accueil, autant de petits gestes qui ne s’oublieront pas au moment "d’entrer en discussion." Tout comme il n’omettra pas de déconseiller à ses clients de porter une cravate, assimilée à une laisse de chien par les Iraniens.

"AAA" sait que la patience est une vertu cardinale dans son travail. Représentant local du groupe Bolloré, l’avocat a déjà fait du chemin sur l’accès aux futurs marchés du transport maritime, mais un feu vert de l’État doit encore intervenir. Il faut donc continuer à cajoler ses sources. Ce matin-là, non loin de sa maison natale, Amir-Aslani présente au patron d’une société très influente dans le trafic maritime une consœur qui défend les intérêts de l’État chypriote. L’avocat parisien le sait bien: permettre à son contact local de nouer un nouveau deal ne nuirait pas au dossier Bolloré. Deux rues plus loin, nouvelle descente dans les sous-sols d’un bâtiment officiel. Autour d’une immense table de réunion prend place un hiérarque aussi influent que prudent: à peine a-t-il commencé qu’un enregistreur apparaît sur la table et que surgit un photographe. L’homme se contente pourtant de confirmer l’enjeu majeur que représente pour l’Iran l’accès à la mer Caspienne au nord, au golfe persique au sud. D’où la création de sept zones franches prêtes à accueillir des sociétés étrangères dans le tourisme, le transport, l’énergie. "Cinq millions de personnes vont vivre sur nos 3 000 kilomètres de façade maritime", déroule le responsable avant d’embrasser son ami avocat français, qui ne manque jamais d’échanger en privé quelques phrases en farsi. Business is business.

"L’Iran est un des pays les plus complexes au monde. Il est quasiment impossible de savoir où se situe exactement le pouvoir économique et financier", explique un cadre ­expérimenté de Schneider Electric. Cette complexité s’illustre avec le cas des États-Unis. Petit ­flash-back ­géopolitique: parmi les clauses qui ont encadré l’accord de Vienne de juillet 2015, les États-Unis ont imposé certaines limites à la reprise du commerce avec la république islamique: interdiction d’y vendre des produits qui comprendraient plus de 10 % de technologie américaine, et impossibilité de commercer avec une liste de personnes physiques et morales définie par les Américains. "En réalité, les États-Unis ont toujours joué un double jeu, estime Madjid Rashidi, consultant en Iran depuis 1991: il n’y a jamais eu d’embargo sur l’agroalimentaire et les médicaments, l’iPhone est le modèle le plus utilisé, Boeing a vendu des avions, Coca et Pepsi n’ont jamais arrêté de travailler. Ils ont réussi à implanter cette peur des sanctions dans la tête des Français, mais pour prendre toute la place !" Sans compter la pression mise sur les banques hexagonales qui, pour la grande majorité, refusent de financer des projets en Iran, par peur des représailles sur le marché américain. Seules les grandes entreprises, capables de puiser dans leurs réserves de cash, peuvent s’aventurer en Iran.

Tequila et glace au safran
Alors, ici peut-être encore plus qu’ailleurs, entretenir ses réseaux est fondamental. D’autant qu’une grande partie de l’économie (surtout les ports, aéroports, le bâtiment, les télécommunications, les hydrocarbures) est toujours entre les mains des Pasdarans (les Gardiens de la révolution). Dans cette partie opaque, Ardavan Amir-Aslani sait combien les conseils de son vieil ami Dariush Asady pourront lui être utiles pour frapper aux bonnes portes. Dariush Asady est le directeur de Pepsi en Iran. Comme tous les notables du pays il vit sur les hauteurs de Téhéran, une colline autrefois couverte de vergers, située au pied des monts Elbourz couverts de neige presque toute l’année et légèrement à l’écart de la pollution qui sature le centre et le sud. Un alignement d’hôtels particuliers qui rappelle le 16e arrondissement parisien, ou l’imaginaire doré des collines de Beverly Hills. Un calme parfois trompé par le feulement d’une voiture de sport. En cette douce soirée de printemps, Dariush a organisé une petite fête en l’honneur de son ami avocat français. Les portes privées refermées, c’est un autre Iran qui s’offre. Ce n’est plus vraiment l’heure de se plonger dans les finesses de la diplomatie économique du géant américain, d’autant que le Pepsi n’est pas la boisson la plus répandue dans le gigantesque salon où trônent des saladiers de pistaches: vin, cocktails à base de vodka et de whisky, shots de tequila précèdent un gigantesque buffet de plats de viande, de légumes et de riz, avant une glace au safran et un Saint-Honoré, "the French touch". "Excellent !", l’expression favorite d’Ardavan Amir-Aslani claque toutes les deux minutes. La maîtresse de maison lance une séance de danse avant de passer à table, le voile des femmes s’est envolé, Franck Provost a ouvert son premier salon quelques jours plus tôt.

Amir-Aslani prend aussi les dernières nouvelles de Babak Sadat Tehrani, un autre de ses vieux complices. Lui a connu l’exil pendant la Révolution. Avant 1979, son père possédait un des plus beaux fleurons du textile iranien, plusieurs usines, 18 000 salariés, un capital confisqué par les hommes de Khomeyni. Revenu en Iran en 1998, Babak est maintenant un des magnats de la distribution des parfums français en Iran grâce à une alliance avec une entreprise de Grasse. L’été, Ardavan, Dariush et Babak se retrouvent parfois dans sa villa cannoise.

Le plus grand mall du monde
S’ils aiment afficher leur réussite lorsqu’ils sont en France, le moteur que constitue pour ces hommes le succès en Iran, ce pays dont leurs familles ont été chassées par le régime islamique de l’imam Khomeyni, est fondamental. Flotte comme un parfum de revanche, nimbé d’une fierté toute persane. Peut-être, un jour, songeront-ils à jouer un rôle politique sur leur terre natale ? Sous les ors de la République, devant Claude Bartolone, la voix d’Ardavan Amir-Aslani s’était fêlée à l’évocation de sa mère, "Minou", avec laquelle il est arrivé à Paris, en compagnie de son frère, en septembre 1979. Ardavan a alors 14 ans. S’ancre dès lors l’envie farouche "d’intégrer la bonne société française", non pas pour son clinquant (à Téhéran, la famille Amir-Aslani faisait partie de la classe moyenne supérieure) mais pour le sentiment de réussir par lui-même dans le pays qui l’a accueilli. Veilleur de nuit, traducteur, prof, autant de petits boulots qui ont accompagné son DEA puis sa thèse de droit en France. Il n’oublie pas combien cela a pu être compliqué de réussir sans réseaux et a créé "La grande famille", un rendez-vous annuel au cours duquel des bourses et des stages sont octroyés à des jeunes de banlieue.

Avec les remarques acerbes sur l’Arabie saoudite, l’opacité du pouvoir est une des antiennes les plus souvent répétées en Iran. Les effets de l’ouverture commencent, en revanche, à être parfaitement visibles pour les consommateurs. Bien que légions sur les routes iraniennes (35 % du marché), les voitures Peugeot (l’entreprise française est depuis longtemps présente dans le pays, mais elle a dû quitter le pays en 2012 en raison d’un éphémère accord avec l’américain General Motors) cohabitent parfois dans le nord de Téhéran avec des Porsche Cayenne ou Panamera. Deux centres commerciaux plutôt haut de gamme voient des Iraniennes chics chercher des vêtements chez Lagerfeld Kids, ou de la lingerie dans une boutique dont la devanture est masquée par une immense et pudique affiche publicitaire (non loin de là, au marché Tajrisch, des strings féminins colorés sont en revanche parfaitement visibles). À l’étage du Palladium, une de ces deux galeries commerciales, une vaste librairie met en évidence une traduction des mémoires de Phil Knight, le fondateur de Nike. Des CD du Buddha bar, des Beatles côtoient des disques d’Aznavour et de Metallica.

À l’étage supérieur, un food court propose des pizzas, de la "thaï food", des burgers: le monde frappe à la porte de l’Iran. Et ce n’est que le début. Au sud de Téhéran se bâtit un mall dont l’objectif dit tout de l’Iran d’aujourd’hui: devenir le plus grand du monde, "devant ceux de Dubaï", se réjouit Bernard Fages, un homme d’affaires qu’Amir-Aslani a croisé dans la business class d’Air France. Fages est le directeur de Nox, une société d’ingénierie française qui assure la conformité des 300 000 mètres carrés qui, en 2020, accueilleront 850 marques, 20 restaurants, une patinoire et 20 millions de visiteurs annuels. Enfin… si tous les espaces sont achetés, ce qui n’est pas encore le cas. "We have… but we don’t have", affirment parfois les Téhéranais dans leur impatience de montrer que leur pays dispose de plein d’atouts… dont ­certains demandent encore à éclore. Il faut quitter le Nord aisé de Téhéran pour vérifier si la fièvre d’acheter s’est propagée vers le Sud, plus pauvre. Oui, sans nul doute.

Des toiles prestigieuses surgies des caves
Les centres commerciaux plus populaires font aussi fureur. Le groupe Carrefour s’est allié avec le mastodonte régional Majid Al Futtaim pour ouvrir deux énormes ­Hyperstar à Téhéran : 60 caisses, entre 50 et 70 000 clients par jour et, signe des temps, un corner L’Oréal très visible (Sephora est aussi installé en Iran). Si le marché n’est pas encore mûr pour le prêt-à-porter de luxe, la consommation de cosmétique explose déjà. Le maquillage (et la chirurgie esthétique, surtout du nez et des lèvres) est le seul moyen d’afficher sa coquetterie dans les espaces publics, même si les mains triturent souvent ce voile que bien des jeunes femmes rêvent d’enlever. La galerie commerciale qui jouxte les linéaires témoigne du potentiel pour les enseignes occidentales: Sergent Major y côtoie Geox et Pimkie, qui a cependant dû remballer ses jeans troués après une descente de la police des mœurs. Un jeune Breton, Romain Quenet, y a ouvert "La Tartine", où l’on trouve des croissants, des pains au chocolat, des sandwichs. "Ça a été très compliqué de s’installer, Les délais bureaucratiques sont tels que nous avons dû attendre environ un an", explique ce jeune baroudeur tout en observant ses employés se mettre à trois pour servir un client: "La question du savoir-faire est aussi un vrai sujet, il faut être patient…" Ce jour-là, au rayon boucherie, un jeune Iranien n’a pas respecté les consignes de sécurité et a perdu une main dans un hachoir.

La nuit est tombée sur un des quartiers les plus huppés de Téhéran, où vit Hassan Rohani, le président de l’ouverture confortablement réélu en mai avec 57 % des voix. Au dernier étage d’un immeuble particulier que possède ­Farshid Hashemzadeh, un de ses amis rentiers, Ardavan Amir-­Aslani sourit en observant les photos de Rohani au volant de la "2008" prises par le directeur de Peugeot. "L’Iran m’a ouvert les portes du CAC 40", s’amuse l’avocat qui, au fond, peut enfin fusionner les deux grands moments de sa vie en une unique histoire. Son odyssée iranienne va au-delà de l’argent. S’il est à l’abri depuis longtemps, il garde toujours mille euros en espèces sur lui: "J’ai peur de manquer, tout le temps. Mais, en fait, l’argent sert à donner", estime celui qui a déclaré au fisc, outre de très confortables revenus, 257 dons à des œuvres caritatives, tout en se faisant fabriquer à Téhéran des boutons de manchette en or avec son triple "A", sincèrement convaincu, ainsi, d’alimenter l’artisanat local. Mais sa plus grande joie est aussi de recevoir un mail d’une librairie londonienne ultra-­pointue lui annonçant l’arrivée d’un livre de littérature russe du XIXe siècle. Et de filer, entre deux rendez-vous, au Musée d’art contemporain de Téhéran où étaient exposées ce printemps, après avoir passé soixante ans dans les caves des mollahs, des toiles de Pollock, Gauguin, Kandinsky, Rothko, Bacon, Warhol. Peut-être, tout compte fait, la plus belle preuve de l’ouverture de l’Iran.