Hubert-Félix Thiéfaine : “Soft Machine, c’était comme une étoile tombée du ciel”

Il a vu la lumière avec Johnny et fait ses débuts dans le placard à balais du petit séminaire. Guitariste, chanteur et poète, Thiéfaine trimbale depuis quatre décennies un répertoire à part : épique, onirique, érotique… A la veille de repartir en tournée, il refait pour nous son parcours musical. 

Par Erwan Perron

Publié le 27 novembre 2017 à 19h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h38

A l’automne prochain, il fêtera ses quarante ans de chanson par une série de douze concerts. Ce ne sera pas la première fois qu’il remplira les dix-huit mille places de l’ex-Palais omnisports de Paris-Bercy, devenu AccorHotel Arena, pourtant, il semble devoir rester éternellement à la marge, en retrait, ou plutôt « ailleurs » , pour reprendre un mot qu’il emploiera souvent lors de cette rencontre.

Ailleurs, Hubert-Félix Thiéfaine, 69 ans, dix-sept albums au compteur, l’a toujours été : funambule et doux provocateur de la chanson-rock, éternel enfant blessé se réfugiant dans le rêve, artisan-poète intranquille cherchant le réconfort auprès des mots. « J’ai appris à jouer la guitare / Avec la méthode Ogino / Emerveillé par l’art pour l’art / Comme une poule devant un mégot », chantait-il sur Pyschanalyse du singe, extrait de son album De l’amour, de l’art ou du cochon ? (1980).

Trente-sept ans plus tard, Thiéfaine revient sur ses premiers émois musicaux et un itinéraire d’enfant pas spécialement gâté mais tenace. 

L’air qui a marqué votre enfance ?

Les Roses blanches, de Berthe Sylva. Ma mère m’a raconté que, dans les années 20 et 30, elle aimait se rendre sur le marché de Dole. Il y avait là un chanteur de rue qui apprenait un tas de chansons aux badauds, dont il vendait ensuite les partitions. Elle avait accumulé un paquet conséquent de ces partitions et, à la veillée, elle me berçait avec des grandes chansons tristes et réalistes comme Les Roses blanches ou J’ai perdu ma jeunesse, par Damia – elle allait très loin dans les boursouflures du cœur ! J’avais aussi droit à des choses plus légères comme Ah ! Les p’tits pois, par Mortreuil : « Ah ! les p'tits pois, les p'tits pois, les p'tits pois / C'est un légume bien tendre / Ah ! les p'tits pois, les p'tits pois, les p'tits pois / Ça n'se mange pas avec les doigts. »

Plus tard, ces Roses blanches m’ont peut-être soufflé ma chanson Critique du chapitre 3, un titre inspiré par L’Ecclésiaste (la Bible hébraïque). Elle commence par « Les roses de l’été sont souvent aussi noires que les charmes exhalés dans mes trous de mémoire. »  J’étais un gosse qui avait souvent le cafard. Je l’ai toujours, d’ailleurs. J’avais le cafard pour plein de raisons : quand ma mère s’absentait de la maison, quand je partais en colonie de vacances… Sans doute les prémices de ma vision du monde.

 

La bande musicale de votre premier émoi amoureux ?

Je m’en souviens comme si c’était hier : la bande musicale, diablement jazz, du film Le Triporteur, signée par Michel Legrand. C’était la première fois que j’allais au cinéma. Et donc j’étais en compagnie de cette petite fille. Nous avions tous deux 9 ans. Comme à Dole, il n’y avait que deux cinémas, je peux vous dire sans me tromper que c’était à L’Omnia ou au Modern.

Vu d’aujourd’hui, cela peut paraître bizarre d’aller au cinéma à cet âge, sans être accompagné par un adulte. Mais dans les années 50, ce n’était pas du tout perçu comme dangereux. Dès l’âge de 8 ans, pour revenir de l’école de musique, je me tapais deux kilomètres à pieds, à la nuit tombée. Quelle belle liberté d’avoir son petit sou et de se rendre au cinéma avec sa petite voisine ! On est contents d’être ensemble, on joue à faire comme les grands… Je ne me souviens pas du film, sauf d’une image où l’on voit arriver Darry Cowl de derrière un bateau. En revanche, je me souviens du visage émerveillé de la petite fille. Elle est restée une amie…
 

Le premier disque acheté ?

Les Bras en croix, de Johnny Hallyday. Un 45-tours quatre titres, que j’avais bien fait d’acheter, puisque s’y trouvaient aussi Les Tendres Années, c’est le mashed potatoes et surtout Elle est terrible, que j’ai par la suite reprise de temps en temps en concert. Quand, à l’âge de 12 ans, je fonde mon premier groupe, Les Caïds Boys, on reprend d’abord Le Facteur de Santa Cruz, une chanson rigolote de Henri Genès, et tout de suite après Kili watch, de Johnny. Son énergie et son image de rebelle me fascinaient. Dans les années 60, il était absolument partout. Quand on allait dans les fêtes foraines sa voix hoquetante mettait la pâtée à l’accordéon d’André Verchuren !

J’ai vite quitté l’école de musique. On solfiait pendant une heure derrière un harmonium. C’était insupportable pour un môme de 8 ans. Sans compter que lorsque je ressortais de l’école, il faisait nuit. Seul sur la route du retour, j’avais sacrément les jetons. Bref, j’ai obtenu de mes parents de ne plus y aller. Pendant plusieurs années, le mot « musique » est devenu chez moi synonyme de forte angoisse.

Quand, entendant Johnny pour la première fois, mon père a décrété « ça, ce n’est pas de la musique », cela m’a en quelque sorte libéré. Je me suis dit : « si ce n’est pas de la musique, c’est bon, je peux en faire, c’est sans danger. » Merci mon père et merci Johnny ! Après ce premier 45-tours, j’ai assez vite enchaîné sur les Beatles et les Stones. Pour rester chez les yéyés, j’ai  toujours eu une affection particulière pour Richard Anthony et ses chansons en mode mineur. Sa mélancolie m’a tout de suite attrapé.

La chanson qui vous rappelle d’où vous venez ?

D’où je viens ? Je ne suis pas sûr de saisir votre question. Est-ce qu’on parle des dinosaures ? Ou alors de religion ? Ou bien encore du milieu social où j’ai grandi ? Lorsque j’étais enfant, on ne nous parlait pas des dinosaures – ils n’étaient pas encore ces jouets qui s’entassent dans les chambres des enfants.

D’où je viens ? D’un milieu ouvrier et catholique. Et dans les années 50, à Dole, ce n’était pas banal. Généralement, lorsqu’on était ouvrier, on était communiste. Il y avait une séparation franche entre ceux qui étaient chez les « cathos » et ceux qui étaient chez les « cocos ». Et pas mal de venin entre les deux camps. Eux ne mettaient pas une belle chemise le dimanche…

Mon père était ouvrier typographe. Il a travaillé dans la même usine d’étiquetage durant quarante ans, jusqu’au moment où elle a fermé. « Quarante ans, sans jamais tomber malade », était-il fier de dire. Avant qu’une série d’accidents ne les fassent basculer dans le monde ouvrier, mes parents venaient de milieux plutôt aisés, surtout ma mère.

Mon grand-père maternel avait été précepteur à la cour de Bosnie-Herzégovine, avant de revenir en France pour travailler comme cadre supérieur dans une usine de textile. Malheureusement il est mort très jeune, quand ma mère avait 7 ans. Elle a dû se mettre à travailler à 14 ans, dans la même usine que mon père, embauché au même âge. Par la suite, elle est restée à la maison pour élever ses six enfants. Elle enseignait le cathéchisme. J’ai écrit une chanson, When Maurice meets Alice, où j’évoque leur rencontre…

La chanson qui vous rappelle vos parents ?

L’Ame des poètes, de Charles Trenet. Cette chanson me ramène toujours à un après-midi d’hiver. Je dois avoir 3 ou 4 ans. Nous venons d’emménager dans notre nouvelle maison – hélas, je n’ai aucun souvenir de celle où je suis né. Dans le salon, il y a un petit fourneau, dont on voit les flammes. Mon père a allumé la radio, qui passe cette chanson.

Ma mère est morte quand j’avais 20 ans. Mon père est mort à l’époque où j’enregistrais mon album Soleil cherche futur, en 1982. Il a eu le temps de voir mon spectacle à la Gaîté-Montparnasse, où j’étais grimé en clown, balançant des confettis sur le public. Mon premier succès, en 1980, après dix ans de vaches maigres, de tâtonnements et de déglingue à Paris… Il était ravi. Je pense qu’il avait dû un peu oublier le temps où il me disait « ton rock, c’est pas de la musique… »

Autant j’ai toujours cherché à creuser un terrier pour me cacher, autant mon père était un animal social. Il a fait partie d’une douzaine d’associations, et notamment d’une troupe de théâtre amateur, Les Jongleurs de Notre-Dame, qui était plutôt bien cotée dans la région jurassienne. L’association existe toujours et verse aujourd’hui dans l’opéra. Même s’il n’aimait pas mon Johnny, il a bien dû me transmettre sa fibre artistique.

Pour revenir à Trenet, soyons honnête, je connais très mal son répertoire. Peut-être que si, à l’exemple de Maurice Chevalier, il avait enregistré Le Twist du canotier (1962) avec Les Chaussettes noires, il m’aurait accroché… C’est idiot, je suis certain qu’il a composé des tas de chansons qui pourraient me plaire.

La chanson qui vous a donné envie de jouer de la guitare ?

Plutôt que les Shadows anglais, je vais citer ce groupe suédois aux accords très primaires : The Spotnicks. C’est un souvenir plutôt abstrait. Je serais aujourd’hui incapable de jouer ou même de siffloter un de leurs airs. Pourtant, j’ai gardé en mémoire le souvenir de leur son, si particulier : à la fois clair, délié, et empli de réverbération. C’était tellement nouveau !

Un choc, comme lorsque, plus tard, j’ai entendu pour la première fois la guitare aux sonorités psychédéliques de l’Australien Daevid Allen, le premier guitariste de Soft Machine, ou encore celle, si folle et virtuose, de Frank Zappa. Soft Machine, c’était comme une étoile tombée du ciel. Ça m’a vraiment remué. Au départ je n’y comprenais rien. Et puis peu à peu, à force de reprendre leurs chansons, je les apprivoisées. J’ai fini par piger où étaient les barres de mesure…
 

La première chanson écrite ?

Merda Zuta twist, écrite à l’âge de 12 ans et pas mal copiée sur Le Facteur de Santa Cruz. De la garderie, dont je m’échappais souvent, jusqu’à la fac de psycho, à Besançon, je n’ai jamais supporté l’école. J’étais présent physiquement en classe, mais mon esprit était toujours ailleurs. Les profs le savaient, qui me demandaient constamment de répéter ce qu’ils venaient de dire. Même encore aujourd’hui, je suis souvent ailleurs, mon esprit divague. La réalité est trop dure pour moi. J’ai besoin de ces moments d’échappement.

En sixième, j’ai vraiment flippé, je pressentais qu’on allait me coller dans un lycée technique. Or je détestais le bricolage et me salir les doigts. J’ai donc choisi d’entrer en cinquième au petit séminaire, où je suis resté jusqu’à 16 ans. Je me voyais bien devenir pape ! Ou peut-être missionnaire, en Afrique ou en Asie, pour le côté aventure. Je pensais que ça pouvait faire plaisir à ma mère. Ainsi qu’à mon oncle, du côté de mon père, qui était abbé – il est devenu chanoine.

Il y avait aussi dans la famille éloignée une tripotée de bonnes sœurs, à qui mon entrée dans les ordres aurait pu faire plaisir… Avec le recul, c’est quand même un peu bizarre de vouloir entrer en pension au séminaire pour échapper à l’école. Confusément, je sentais que si on m’appuyait sur la tête, que si on me forçait, j’allais peut-être remonter mes notes, devenir enfin un bon élève. Je croyais naïvement que le petit séminaire était un lieu de sainteté. J’ai vite déchanté : au bout de trois jours, il y avait déjà des mecs qui se battaient dans la cour.

On m’a installé en classe à côté d’un type prénommé Jean-Louis. Il était complètement amouraché de la musique yéyé et épluchait – religieusement ! – Salut les copains. C’est ainsi que je suis entré en rock’n’roll. Avec les copains du séminaire, on a d’abord joué avec des balais, puis on a fait rentrer une première guitare. Allez comprendre, il n’était pas interdit d’en posséder une mais il était interdit d’en jouer. Alors je me planquais dans un placard à balais pour pratiquer l’instrument. 

Comme je n’étais pas sûr que les curés apprécient, je cachais les cahiers où je consignais mes chansons. Et pour être sûr de ne pas me faire griller, je les apprenais par cœur. Souvent, le vendredi, il y avait un attroupement autour de moi dans la cour de récré. Je chantais à mes camarades les textes que j’avais écrits durant la semaine. Des trucs du genre : « Regarde un peu ce lance-boulettes / Je vise, je tire / Et le prof est touché en pleine tête… »

Un poète au-dessus de tous les autres ?

Baudelaire. Il n’a pas écrit beaucoup mais il a détrôné tout le monde. Bien que ça parle d’autre chose, j’ai écrit Syndrome albatros en m’inspirant de son Albatros. C’est tellement beau, ce qu’il a fait des mots. On parle souvent de Victor Hugo. Mais Victor Hugo, c’est du volume : parfois dans un de ses alexandrins, on retrouve quatre mots qui veulent plus ou moins dire la même chose. Baudelaire, lui, a le mot juste, il est un ébéniste de la poésie, un modèle.

Pour moi la poésie, c’est ça : ce genre d’écriture ciselée et ces mots qu’on jette aussi, qui crachent leur venin. Bien sûr, j’ai un faible pour Rimbaud. J’ai escaladé le mur du cimetière de Charleville, à trois heures du mat’, pour aller déposer un médiator sur sa tombe ! C’est génial Rimbaud, surtout ce qu’il a écrit en dernier : Une saison en enfer et Les Illuminations. Il a inventé une écriture formidable qui préfigure peut-être Céline. Mais puisqu’il me faut n’en choisir qu’un, Baudelaire est pour moi au dessus des autres…

La chanson de François Béranger (dont vous avez repris Tranche de vie) qui vous reste en tête ?

Je citerai celle-là, justement. J’aime beaucoup Ferré et Béranger. Deux chanteurs considérés comme « engagés ». Même si pour moi la chanson ne saurait être « de gauche » ou « de droite ». Ce que j’aime chez eux, c’est la force évocatrice de leur écriture. On m’a parfois comparé à Béranger. Sans doute pour le côté « en marge » ou « peu vu à la télé ».

Je me souviens de l’avoir croisé sur un plateau de télévision, un dimanche après-midi. Le pauvre, on sentait qu’il n’était pas du tout à sa place. Il avait l’air encore plus paumé que moi. Ecoutez la précision de son écriture : « Je suis né dans un petit village qu’a un nom pas du tout commun, bien sûr entouré de bocage, c’est le village de Saint-Martin. » Là, ce n’est plus de la politique, c’est déjà du cinéma.

La chanson dont vous êtes le plus fier ?

Il y en a plusieurs. A mes débuts, j’avais la conviction que pour être un vrai artiste, il fallait choquer. Un artiste, c’est quelqu’un qui dérange pour refaire. Et mettre de l’ordre, en fait. Je me suis beaucoup amusé à ça pendant des années. Les Dingues et les Paumés a bien surmonté l’épreuve du temps. J’aime bien les mots qui roulent dans ma bouche quand je la chante. Elle a bien marché, fait un peu de radio, les gens me la demandent sur scène. Mais je serais incapable de vous dire si je l’ai chantée à chaque fois en concert.

Une fois que je rentre dans une nouvelle tournée, j’oublie tout ce qui n’est plus dans le nouveau spectacle. A la veille de repartir sur la route, je suis en train de retrouver des chansons que j’avais complètement oubliées. Je suis assez fier, les ayant perdues, relisant les textes et redécouvrant les musiques, de ce que j’ai pu écrire. Je ne m’attendais pas à ça du tout. Je pensais que c’était le passé…

La chanson qui vous reste à écrire ?

Celle qui passera sur NRJ ? [rires] C’est dur de répondre à cette question, on ne sait pas. La poétesse russe Anna Akhmatova disait : « en poésie, il ne faut surtout pas chercher. » Elle avait raison, il ne faut pas chercher les mots, les idées. Ce sont eux qui viennent nous chercher. Chaque fois qu’on veut trop cadrer les mots, qu’on s’attelle à un projet d’écriture, bien sûr révolutionnaire, c’est pas bon ! Les mots viennent. Et après on cherche à savoir ce qu’ils veulent dire. On peut les agencer dans un autre ordre. Mais il faut être bien vigilant à garder ces mots qui sortent tout seuls.

J’attache beaucoup d’importance à tout ce qui est onirique, à ce qui vient de l’inconscient. Notre propre nature, nos pulsions viennent de là. J’ai l’impression que l’inconscient est comme l’univers, il va en s’agrandissant tout le temps. Il faut s’avoir l’écouter. Le problème est qu’on est souvent en désaccord avec lui. Notamment parce qu’on a une vie sociale. Bon, là tout de suite, on ne va pas partir du côté de chez Freud…

 

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