ELLE. Vous avez conseillé aux femmes qui ont dénoncé des violences sexuelles sur les réseaux sociaux de porter plainte. Certaines l'ont fait : 30 % de plaintes supplémentaires en octobre en gendarmerie. Comment faire pour que cela ne débouche pas, comme les trois-quarts des plaintes en 2016, sur une absence de poursuites ?

Nicole Belloubet. Nous vivons un moment important où les femmes peuvent partager ce qu'elles vivent ou ont vécu. Certaines ont simplement besoin de parler, d'autres d'être entendues par la justice. Pour que l'agression qu'elles ont subie soit qualifiée en infraction et que leur auteur soit puni, elles doivent porter plainte. Nous avons encore des efforts à faire pour que la justice, comme la police, les soutienne dans cette démarche. Je réfléchis à des pistes pratiques, et à d'autres solutions qui prendront plus de temps.

ELLE. Vous proposez ainsi que l'on puisse déposer une pré-plainte en ligne, comme pour les atteintes aux biens. Les victimes n'ont-elles pas plutôt besoin d'être accueillies et accompagnées ?

Nicole Belloubet. Je pense que cela pourrait aider au moins sur trois points : déposer plainte, car il est difficile pour certaines de se rendre au commissariat ; être rappelée par un agent qualifié et formé à cette écoute pour prendre un rendez-vous ; et conserver des éléments de preuves. Je suis également intéressée par l'idée que l'on puisse recueillir les preuves médicales le plus tôt possible, sans attendre que la plainte ait été déposée. Cela se fait déjà dans quelques hôpitaux, et je vais voir avec la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, s'il est possible de l'étendre. Enfin, nous pourrions développer le dispositif d'évaluation des victimes de violences, appelé EVVI, afin d'assurer la protection de celles qui sont en danger. Il permet d'évaluer la vulnérabilité des victimes au moment de leur dépôt de plainte, grâce, notamment, à l'intervention de travailleurs sociaux.

ELLE. La pétition #1femmesur2 demande que tous les professionnels en contact avec les victimes soient spécifiquement formés à les prendre en charge. Y êtes-vous favorable ?

Nicole Belloubet. Il faut, en effet, enseigner les techniques d'écoute spécifique pour recevoir les victimes de ces violences. En ce qui concerne les magistrats, je ne vois pas pourquoi cela ne serait pas possible, lors de la formation initiale ou continue. Il faut également améliorer nos techniques d'enquête, pour que la victime ne soit pas confrontée à plusieurs reprises à l'auteur des faits. Nous pourrions par exemple utiliser davantage la vidéo.

ELLE. Dans le projet de loi présenté au printemps 2018, vous envisagez de fixer un âge en dessous duquel tout mineur ayant un rapport sexuel avec un adulte est considéré comme non consentant. Vous êtes favorable à un seuil de 13 ans, pourquoi ?

Nicole Belloubet. Le principe d'absence de consentement présumé en dessous d'un certain âge devrait être inscrit dans la loi. Quel seuil choisir ? Dans notre code pénal, en dessous de 15 ans, toute relation sexuelle entre un adulte et un mineur est interdite. Ce seuil restera pour les atteintes sexuelles. En ce qui concerne le viol, il me semble que, au regard de la maturité de nos jeunes, le seuil de 15 ans est un peu élevé. Celui de 13 ans pourrait être retenu, mais cela demande à être étayé. La question reste encore ouverte. 

ELLE. Vous avez indiqué que les juges doivent « conserver une marge d'appréciation ». Êtes-vous contre une présomption irréfragable (à laquelle le défendeur ne peut apporter de preuve contraire), qui s'imposerait à tous quel que soit le cas ?

Nicole Belloubet. Imaginons que nous choisissions par exemple un seuil de 15 ans. Imaginons qu'une jeune fille de 14 ans et huit mois ait une relation avec un majeur de 18 ans et deux mois. Imaginons que tout se passe bien, puis que la relation s'envenime et qu'elle dépose plainte. Si la présomption est irréfragable, le juge devra considérer qu'elle n'était pas consentante. Il n'aura pas d'autre choix. Est-ce ce que l'on souhaite ? Je ne prétends pas détenir les réponses, mais il ne faut pas se cacher ces questions, pour faire le bon choix législatif.

ELLE. Sur l'allongement des délais de prescription de vingt à trente ans pour les crimes sexuels commis sur des mineurs, qu'est-ce qui a emporté votre adhésion ?

Nicole Belloubet. Le rapport de la mission Flavie Flament-Jacques Calmettes. Cette modification est essentielle pour tenir compte de ce que l'on a appris sur l'amnésie traumatique. Mais elle ne permettra pas pour autant à toutes les victimes de mener une procédure, car se posera, à nouveau, la question centrale de la preuve.

ELLE. Vous sentez-vous une responsabilité particulière, en tant que ministre en poste au moment où émerge cette parole libératrice pour les femmes ?

Nicole Belloubet. Le droit n'a pas de sens en dehors du contexte sociétal dans lequel nous vivons. Un jeune aujourd'hui vit dans un contexte différent du mien quand j'étais adolescente dans les années 1970. à cela s'ajoute une prise de conscience collective, très positive. Ma responsabilité est double : celle de faire bouger les règles pour les adapter à une réalité qui a changé et celle de ne pas être influencée par l'émotion qui traverse notre société. J'essaie de garder la rationalité juridique nécessaire pour trouver des solutions applicables à long terme.

ELLE. Avez-vous aussi la conviction qu'il est temps de mettre fin à l'impunité des auteurs de violences faites aux femmes ?

Nicole Belloubet. Je suis très attachée à l'égalité entre les femmes et les hommes et à la lutte contre les discriminations. Lorsque j'étais rectrice d'académie, en 2000, j'ai remis un rapport à Jack Lang qui s'intitulait « Violences sexuelles et sexistes à l'école ». Déjà, j'essayais de proposer des solutions. Ce rapport était une pierre, ajoutée à beaucoup d'autres, qui, au fil des années, ont conduit à la prise de conscience actuelle qui va nous permettre, j'espère, de modifier la loi.

ELLE. Vous définissez-vous comme féministe ?

Nicole Belloubet. Au sens de Simone de Beauvoir, oui : « On ne naît pas femme, on le devient. »

Décryptage : à quel âge est-on consentant ? 

Un mineur peut-il avoir une relation sexuelle pleinement consentie avec un majeur ? A quel âge peut-il se représenter ce qui va se passer et en mesurer l'impact émotionnel et physique ? Pas à 11 ans. Deux affaires, en moins de deux mois, concernant des fillettes de cet âge, ont révélé combien la protection des mineurs est insuffisante. Fin septembre, le tribunal de Pontoise a décidé de poursuivre un homme de 28 ans pour « atteinte sexuelle », et non pour « viol », estimant que l'enfant qui l'a suivi chez lui était consentante. Puis, le 7 novembre, les assises de Seine-et-Marne ont acquitté un homme âgé de 22 ans au moment des faits, en 2009, poursuivi pour viol sur une fille de CM2, qu'il avait entraînée dans un parc et pénétrée. Les faits ayant été découverts durant la grossesse de la victime, « c'est parole contre parole, comme si les deux étaient, face à la sexualité, sur un pied d'égalité », dénonce la psychiatre Muriel Salmona. Les jurés ont estimé que les éléments constitutifs du viol - la contrainte, la menace, la violence et la surprise - n'étaient pas établis. Le parquet général a fait appel.

« Depuis 2010, une différence d'âge importante peut pourtant constituer une contrainte morale, mais la loi ne dit pas à partir de combien d'années, souligne Élisabeth Moiron-Braud, ancienne magistrate et rapporteure de l'avis "pour une juste condamnation du viol" du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE). En définissant un âge en dessous duquel tous les mineurs sont présumés non consentants, on mettrait fin à cette insécurité juridique. » Pour Pascal Cussigh, avocat et président de l'association Coup de Pouce-Protection de l'enfance, il s'agit de poser un interdit sociétal : « Depuis l'affaire de Pontoise, des confrères ont entendu en maison d'arrêt des détenus dire : "Vous voyez bien qu'un enfant peut être consentant." Or il ne peut pas l'être, il n'a ni le discernement, ni la maturité pour. Tout rapport sexuel avec un enfant est un viol. »

Alors à quel âge fixer ce seuil ? Le HCE recommande 13 ans. De nombreuses associations de protection de l'enfance souhaitent 15 ans, âge fixant déjà la majorité sexuelle : tout adulte ayant des contacts sexuels avec un mineur de moins de 15 ans peut être poursuivi pour atteinte sexuelle, passible de cinq ans de prison et 75 000 euros d'amende. Pour le viol, c'est vingt ans. Mais « entre une jeune fille de 14 ans et demi et un jeune homme de 18, l'écart d'âge ne serait, à mes yeux, pas suffisant pour définir la contrainte », estime Élisabeth Moiron-Braud. De son côté, Pascal Cussigh « préfère que l'on choisisse 15 ans pour protéger le plus d'enfants possible, et que l'on fasse passer le message aux ados d'attendre au moins 15 ans pour avoir des relations avec un adulte ».*

Il insiste également sur la nécessité que cette présomption de non-consentement ne souffre aucune exception. « Sinon, on va reprocher à telle fillette d'être aguicheuse, à telle autre de faire plus que son âge... » Du déjà-vu.

* Le 25 novembre dernier, Emmanuel Macron a plaidé pour un âge du consentement sexuel fixé à 15 ans. Le sujet sera débattu en 2018 à l'Assemblée.. 

Cet article a été publié dans le magazine ELLE du 24 novembre 2017.  Abonnez-vous ici.