La question se fait chaque année plus pressante : les galeries d’art ont-elles encore quelque chose à proposer qui ne soit pas les miettes du festin, alors que le nombre d’œuvres de qualité disponibles sur le marché s’amenuise saison après saison et que les grandes maisons de vente – Christie’s et Sotheby’s en tête – multinationales de l’art qu’elles sont, confisquent les pièces les plus rares, les plus chères, les plus exceptionnelles ? Le galeriste à la tête de sa PME ne peut pas faire grand-chose contre les machines à milliards que sont les sociétés de vente aux enchères. Pas moins qu’il ne peut quelque chose contre le fait que plus les œuvres dont il a fait sa spécialité sont anciennes ou proviennent de contrées lointaines, moins les belles pièces disponibles sont nombreuses. Le raisonnement est particulièrement valable pour la peinture et la sculpture anciennes, pour l’archéologie et pour les arts extra-européens (Afrique, Amérique du Sud, Asie). Il l’est bien moins pour tout ce qui date du XIXe siècle à nos jours. Ce n’est donc pas un hasard si à la TEFAF (acronyme peu gracieux pour «The European Fine Art Fair»), la plus grande foire d’art ancien au monde, organisée depuis 1988 dans la froide cité hollandaise de Maastricht, les galeries d’art moderne et contemporain gagnent chaque année du terrain. Signe de cette évolution : pour la première fois, la galerie Perrotin, la plus grande écurie d’art contemporain en France, participait à la foire. C’est ainsi qu’un rutilant Murakami toisait de loin les nobles toiles de Van Dyck, Le Brun, Boucher et Vuillard et les beaux dessins de Canaletto, Watteau, Dix ou Schiele. Plusieurs galeries proposaient mêmes des monographies (ou solo show) d’artistes contemporains – ce genre de présentation étant généralement le fait des foires d’art contemporain telles que la FIAC ou Art Basel –, comme cette galerie italienne dont le stand consistait en une installation d’une quinzaines de bustes de Giulio Paolini et cette autre galerie qui présentait une petite monographie sur le peintre et sculpteur belge Pol Bury, mort en 2005.

Jusqu’ici on venait à la TEFAF, véritable musée éphémère digne d’un petit Louvre, véritable temple encyclopédique des arts, pour se remplir les yeux de merveilles des siècles passés issues des domaines les plus variés : coffres d’or de la Renaissance, orfèvrerie fine rocaille, commodes et bureaux en écaille de tortue, tableaux mythologiques italiens, portraits hollandais, scènes de genre flamandes, primitifs au fond d’or, paysages romantiques, dessins symbolistes, statues antiques, bustes en terre-cuite néoclassiques, tables de la Renaissance en marqueterie de pierre dure, bibles enluminées du XVe siècle, masques et statues d’Afrique, cartes géographiques du Nouveau Monde rehaussées d’or, porcelaine chinoise, etc. Et tous ces témoignages du génie humain disposés les uns à côté des autres, sans séparation rigide par ordre chronologique et par départements comme dans les grands musées. Jouissance rare pour l’œil. Et dans les interminables allées regroupant les stands des experts, devant cette profusion, on se prenait à rêver ; on s’imaginait pouvoir choisir librement une dizaine de pièces et les rapporter chez soi afin de conserver jalousement ces reliques d’humanité pour son propre plaisir. Le rêve s’est-il achevé, le marché a-t-il eu raison de ces chefs-d’œuvre ? Faut-il se résoudre aux Murakami et aux Koons ? La TEFAF est-elle en train de devenir une autre FIAC, un autre Art Basel, une autre Frieze, un autre Miami, une autre foire semblable aux dizaines d’autres organisées de part le monde, avec les mêmes artistes, les mêmes galeries ? Sur le long terme, qui sait – les riches se ruent toujours et encore plus sur l’art contemporain (plus cher, plus spéculatif, nécessitant moins de culture pour savoir en jouir) – mais pour le moment on peut souffler : l’édition 2018 du salon hollandais vaut bien un grand musée d’art. Et cette fois, les plus belles œuvres se trouvaient même dans la section ancienne plutôt que dans celle moderne et contemporaine. Sans être un contempteur de l’art de notre temps, disons tout de même : à la bonne heure !

Camillo Mantovano, L’Amour châtié (Mars qui fustige l’Amour, retenu par une furie), fin du XVIe siècle, huile sur panneau, 43 x 34 cm, galerie Canesso.
Camillo Mantovano, L’Amour châtié (Mars qui fustige l’Amour, retenu par une furie), fin du XVIe siècle, huile sur panneau, 43 x 34 cm, galerie Canesso.

Au hasard des allées, on tombait, par exemple, nez-à-nez avec un beau Canaletto, non pas une toile mais un grand dessin, un front de palais, une élévation d’architecture merveilleuse de précision qui occupe toute la feuille et s’impose dans sa froide monumentalité classique, sans aucun canal s’étalant à perte de vue et sans aucun ciel bleu d’image d’Epinal, ce que sont généralement les tableaux du Vénitien. On est, ici, hors du poncif. Juste à côté, était accrochée une fine étude d’homme par Watteau, des dessins de Manet et même quelques feuilles de la Renaissance italienne. Uniquement des grands noms – et tout cela sur le même stand. En peinture, les œuvres les plus intéressantes sont généralement dues à des artistes moins connus : c’est ainsi que pour le XVIe siècle – qui devient très rare sur le marché semble-t-il – l’œuvre la plus frappante était une allégorie plus onirique qu’hermétique figurant Mars fustigeant l’Amour, représenté par Cupidon. Dans son action, le dieu de la guerre est retenu (ou encouragé ?) par une Furie aux seins pendants, à la coiffure de serpents telle une Gorgone et aux ailes de papillon multicolores pendant qu’à l’arrière-plan Vénus, impuissante, contemple cette scène de violence martiale, les mains liées derrière son dos. Virgile disait : «Amor vincit omnia». Pas dans ce petit tableau où la vertu guerrière masculine l’emporte sur les tentations féminines. Cette petite œuvre étrange et féérique, datée de la fin du XVIe siècle, est due à un mystérieux Camillo Mantovano («de Mantoue») qu’on a essayé d’identifier, sans trop de succès, à d’autres peintres plus connus.

Jacopo Bassano, les israélites recueillant de l'eau dans les rochers, vers 1569, huile sur toile, 100 x 152,5 cm, Galerie Gallo.
Jacopo Bassano, les israélites recueillant de l’eau dans les rochers, vers 1569, huile sur toile, 100 x 152,5 cm, Galerie Gallo.

Bien entendu, quelques noms plus familiers au panthéon de l’art se rencontraient : ainsi, un Jacopo Bassano de belle qualité chez Gallo, un grand Le Brun chez Coatalem, deux Luca Giordano dans deux galeries différentes, un Boucher très décoratif dans son cartouche rocaille quelque part ailleurs. Mais le tableau le plus rare et le plus précieux du salon, dans les faits et par l’effet, était une petite peinture d’un artiste hollandais du siècle d’or dont le nom ne dit, hélas, pas grand-chose au public, hors du cercle restreints des amateurs : Hercules Segers (vers 1590-vers 1638). Le Rembrandt du paysage. Innovant, solitaire, personnel, ce singulier peintre et graveur passe pour avoir révolutionné le genre au XVIIe siècle, bien avant Ruysdael, le paysagiste néerlandais le plus connu. Sa figure est d’autant plus mythique que ne sont conservés de lui que dix-huit tableaux – Rembrandt, qui l’admirait, en possédait pas moins de huit. En gravure, il fut une sorte d’alchimiste, inventant des techniques complexes que personne d’autre n’utilisa après lui pendant plusieurs décennies et qui confèrent à ses estampes une apparence parfois proche de l’abstraction, hors du temps. Segers a bénéficié l’année dernière d’une rétrospective au Rikjsmuseum d’Amsterdam et au Metropolitan à New York. Le tableau proposé à la vente cette année à Maastricht y était. Il appartient à la même famille anglaise depuis plus de deux cents-ans.

Hercules Segers, Paysage montagneux, 1625-1630, huile sur panneau, 25,4 x 64,4 cm, galerie Dickinson.
Hercules Segers, Paysage montagneux, 1625-1630, huile sur panneau, 25,4 x 64,4 cm, galerie Dickinson.

Ce modeste rectangle de peinture, c’est un jus de brun, une éructation, une sorte de pâte de pain, un fromage de montagnes déchiquetées plaquées contre le bleu émail d’un ciel agité. C’est un magma mordoré d’où émergent cependant monts et merveilles, mille détails mimétisés (comme, sur la gauche, cette petite ville hérissée de maisons et de clochers qui paraissait n’être que la crête rocheuse d’une cime), mille sfumature de tonalités et tout le panel des effets de lumière que crée un coup de soleil subit sur un relief. Une merveille de simplicité et d’économie de moyens (ce tableau n’est, à la fin du compte, qu’une fenêtre ouverte sur un paysage anonyme) et, néanmoins, de force brute de la peinture, d’observation parfaite de la nature.

Joseph Chinard, Les Danseuses Borghèse, 1792, terre cuite, 39,7 x 96,7 cm, galerie Katz.
Joseph Chinard, Les Danseuses Borghèse, 1792, terre cuite, 39,7 x 96,7 cm, galerie Katz.

Malgré tout, c’est peut-être en sculpture que se négociaient les pièces les plus dignes d’admiration, comme c’est souvent le cas depuis quelques années : le temps cause moins d’outrage aux statues et aux bas-reliefs qu’aux peintures, qu’on restaure, qu’on repeint, dont la couche picturale s’amenuise, se craquèle et que par maintes opérations cosmétiques les propriétaires successifs et les galeries qui les possèdent tentent de masquer. Dès l’entrée de la foire, le regard était attiré par l’élégante frise d’un bas-relief en terre-cuite modelé par Joseph Chinard (1756-1813), grand maître néoclassique lyonnais : c’est une copie d’un fameux relief antique connu sous le nom de Danseuses Borghèse (aujourd’hui conservé au Louvre). Datée de 1792, le sculpteur a exécuté sa version à Rome. Le bas-relief antique ornait alors la villa de la famille Borghèse, sur le Pincio. Par rapport à l’original, Chinard a supprimé la scansion architecturale du fond, conférant un supplément de simplicité à une composition qui brillant déjà par sa pondération. Les figures s’enchaînent sur le même plan, se donnant la main, presque à simuler la décomposition d’un même mouvement dans ses phases successives. Le relief parvient à s’insérer dans le domaine difficile du contraste imperceptible, de la tension subtile : malgré l’horizontalité exténuante de la frise, la répétition latérale de figures presque identiques et leur isocéphalie, on a la sensation d’une ronde, d’un pas de danse légèrement convexe. La rondeur de la ligne. La ductilité de la terre-cuite permet un travail d’une finesse saisissante sur les plis des robes dont les creux accrochent la lumière, modulant, selon l’éclairage, des effets de clair-obscur qui insufflent la vie au mouvement immobile de ces danseuses à la beauté froide et magnétique.

François-Marie Poncet, Portrait d'une dame, 1775, terre-cuite, 73 x 59 cm, galerie Katz.
François-Marie Poncet, Portrait d’une dame, 1775, terre-cuite, 73 x 59 cm, galerie Katz.

Les grands salons d’art permettent aussi d’admirer à leur juste valeur des artistes que les musées se contentent souvent de remiser en réserve : un autre sculpteur du XVIIIe siècle, bien moins connu que Chinard, le marseillais François-Marie Poncet (1736-1797), produit une œuvre tout aussi captivante, toujours en terre-cuite, toujours selon l’esthétique néoclassique, datée celle-ci de 1775 : voici un portrait de profil d’une dame dont la coiffure complexe, coupée à moitié par le plan du médaillon crée un effet presque surréel, par la précision graphique du trait qui la découpe et la fait ressortir sur le fond crème. Le modelé est subtil, avec cette joue légèrement protubérante et le regard un peu triste du sujet se perdant dans l’horizon vague d’un après-midi de château. Cette finesse d’exécution joue habilement avec la sévérité presque attique de la pose. Voilà du beau travail, qui irait bien sur un mur blanc, encadré de pilastres corinthiens cannelés, en marbre noir, face à deux grande fenêtres donnant sur un jardin à l’anglaise dans la campagne d’Ile-de-France.

Bernardo Cavallino, Saint Etienne, galerie Giacometti.
Bernardo Cavallino, Saint Etienne, galerie Giacometti.

Les galeries italiennes se démarquent par la qualité de leur présentation : chez Giacometti, s’épanouit un buste de saint en extase par l’une des plus originales personnalités napolitaines du XVIIe siècle, Bernardo Cavallino (1616-1656). Ce peintre est de ces artistes dont les œuvres se reconnaissent au premier coup d’œil grâce au canon particulier de leurs figures humaines. La bouche arrondie, bien en chair et aux lèvres pincées sont idiosyncrasiques, propres à l’artiste, tout comme ce coup de pinceau composé de fines touches allongées sinueuses et soyeuses avec, toujours, ces légères ombres qui rehaussent la structure du visage en s’alternant avec des dégradés de rose. Le tableau a été repéré et acheté par le Metropolitan de New York en deux temps trois mouvements, à raison. Restons dans la piété pleine de pathos qui réussit si bien aux Napolitains, eux qui, dans leur grande cité portuaire pleine de misères, ont compris que transcrire la foi comme un transport humain et non comme une grâce éthérée exprime d’autant mieux son caractère ineffable et mystique. Sur le stand d’une galerie milanaise, s’offre sur un petit lit précieux comme un coffre à bijoux un Christ miniature étendu sur son mortuaire linceul. En terre-cuite, il est attribué à Domenico Antonio Vaccaro (1678-1745) – artiste napolitain complet, à la fois architecte, peintre et sculpteur – et fait immanquablement penser au Cristo Velato de la célébrissime chapelle Sansevero, le voile en moins.

Attribué à Domenico Antonio Vaccaro, Christ déposé de la croix, XVIIIe siècle, terre cuite, galerie Gallo.
Attribué à Domenico Antonio Vaccaro, Christ déposé de la croix, XVIIIe siècle, terre cuite, galerie Gallo.

Ces Christs endormis et endoloris sont une spécialité de Naples au Settecento, comme l’étaient les têtes coupées de saints présentées sur une assiette dans la peinture du XVIIe siècle. La terre-cuite de Vaccaro devait préparer une œuvre plus grande qui aurait trôné au milieu d’une chapelle pour être le réceptacle de cette dévotion à échelle 1 qu’aiment les peuples superstitieux et matérialistes, eux qui ont besoin d’un corps humain, trop humain, d’un corps qui saigne, semblable au leur, pour penser à la Rédemption, au Salut, au Paradis et à la Gloire éternelle.

Antonio Raggi, Saint évêque triomphant sur le démon, vers 1655, 104 cm, galerie Walter Padovani.
Antonio Raggi, Saint évêque triomphant sur le démon, vers 1655, 104 cm, galerie Walter Padovani.

Plus loin, une autre galerie d’Italie a soigné sa sélection pour sa première participation à la TEFAF avec une grande sculpture de prophète en marbre de Cristoforo Solari (vers 1470-1524), typique de la Renaissance lombarde à l’époque de Bramante, un Christ qui cherche à être doloriste sans vraiment y parvenir de l’Algarde – le rival du Bernin à Rome, bien plus sage et classique que lui – et une figure en pied de Saint évêque triomphant sur le démon par Antonio Raggi (1628-1686) dans une convulsion maîtrisée, parfaitement dans la norme de la piété contre-réformée, entre retenue et extase, entre classique et baroque, ces deux mots qui, en vrai, ne font qu’un.

 

Paul Élie Ranson, Christ et Bouddha, vers 1890, huile sur toile, 66,7 x 51,4 cm, galerie Hopkins.
Paul Élie Ranson, Christ et Bouddha, vers 1890, huile sur toile, 66,7 x 51,4 cm, galerie Hopkins.

Continuons pour constater que le XIXe siècle est, cette année, inhabituellement le parent pauvre des lieux. Seule la galerie parisienne Hopkins se distingue par un stand d’une rare cohérence organisé autour d’une estimable réunion d’œuvres Nabis des années 1890, de Paul Sérusier, de Maurice Denis, de Édouard Vuillard et de Paul Élie Ranson – avec un rare tableau d’inspiration bouddhique de ce dernier, le plus sorcier du groupe. Dans sa recherche mystique et ésotérique d’un art et d’une spiritualité neuves, totales, Ranson associe sur la même toile des éléments disparates : il réunit le Christ crucifié – réminiscent du Christ jaune breton de Gauguin – et une statue de Bouddha, accompagnée d’un visage énigmatique du même personnage coupé par le bord du tableau et de fleurs sinueuses, le tout sur le fond abstrait de nuages rougeoyants et anthropomorphes.

Otto Dix, Billy Montigny, vers 1916, craie noire, 28,5 x 29 cm, galerie de la Présidence.
Otto Dix, Billy Montigny, vers 1916, craie noire, 28,5 x 29 cm, galerie de la Présidence.

Venue de Paris, la galerie de la Présidence participe, elle aussi, pour la première fois au salon : connue pour ses œuvres de Boudin, Signac, Cross ou Marquet, elle a, pour l’occasion, réuni un ensemble de plusieurs petits dessins d’Otto Dix exécutés d’un trait nerveux, crayeux, brouillon et inquiet sur de petites feuilles brunes, au beau milieu de la première guerre mondiale, dans les tranchées où l’artiste qui le mieux sut saisir le décadentisme de la République de Weimar combattait ce conflit inutile et absurde sous l’uniforme allemand. Toute la peinture de l’après-guerre provient de son expérience traumatisante sous le feu des obus, dans la boue et les cadavres. Elle vient de ces quelques feuilles rapidement griffonnées qui, en quelques coups de craie noire, révèlent autant de la guerre qu’À l’ouest rien de nouveau de Remarque et que Le Feu de Barbusse.