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Christine and the Queens, femme puissante

L’artiste française publie un deuxième album qui puise dans l’esthétique macho du G-funk afin de poursuivre une méditation sur les genres, raffiner son personnage, purger sa colère et délivrer une collection de chansons parfois magistrales. Rencontre à Paris

Christine and the Queens: «J’adore la sensualité, le minimalisme, la lourdeur des basses du G-funk.» — © Jamie Morgan
Christine and the Queens: «J’adore la sensualité, le minimalisme, la lourdeur des basses du G-funk.» — © Jamie Morgan

En découvrant le single Damn, dis-moi en mai, on avait d’abord boudé. Quatre ans après la publication d’un beau disque conçu comme en équilibre, Chaleur humaine, Christine and the Queens avançait maintenant aux commandes d’un G-funk minéral qu’on jugeait, à la hâte, un peu vain. Il y avait bien ce souffle nouveau qui évoque celui du Michael Jackson de Bad, laissant la dame dire ses récits sexués à mi-chemin du chant, du rap et de l’essoufflement. Mais un discours arty, un peu agaçant, l’accompagnait.

«Christine n’est plus», jurait-il. A sa place se découvrait maintenant Chris, personnage androgyne «plus sexy et sûr de lui». Bien. Et puis l’on découvrait enfin ce deuxième album. Choc, cette fois. On partait alors illico rencontrer son auteure, promettant de s’excuser de n’avoir pas su voir plus tôt en elle une artiste totale, en lieu et place de la chanteuse douée d’un été qu’on s’était figurée.

Rythme intensif

Chemise kaki froissée ouverte sur maillot blanc, pantalon noir en coton coupé à mi-mollet, godasses à semelles épaisses et manières de cheffe naturelle, Héloïse Letissier, 30 ans, avance main tendue à notre rencontre. D’abord on note son teint pâle. Depuis des semaines, alternant promotion intensive et préparation de sa tournée qui sera lancée le 11 octobre, la Nantaise apparaît en ce jour épuisée. Chez elle, pourtant, pas une plainte. Charme autoritaire, poignée de main brusque, presque sévère, on la suit qui s’installe sur la banquette d’un bar bouclé au deuxième étage de la Maison de Radio France, à Paris.

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«On va parler de quoi?» demande l’ex-normalienne, dos maintenu droit et bras croisés sur la poitrine, comme sur la défensive. «De musique», on répond. Premier sourire. Dès lors, on ne consultera rien des notes ou des questions préparées. Rapide, cultivée, habitée d’une impérative nécessité de s’expliquer et puis de nommer, l’auteure de Saint Claude mène seule l’entretien concédant dans un souffle, touchante: «Je réfléchis tout le temps, peut-être trop, pardon…»

Redevenir un corps

«J’ai terminé la tournée Chaleur humaine épuisée, en novembre 2016, explique-t-elle. J’ai dormi un mois entier. Un mois gris, déconnecté de tout. Puis je me suis mise à écrire sur l’érotisme et le désir, m’installant chaque jour pour cela devant mon clavier. Durant ces deux ans et demi passés sur la route, je m’étais en effet sentie chaque soir érotisée: sur scène, on est regardée, on donne, on soumet, on existe en informations presque animales. J’avais besoin de redevenir un corps.»

Un corps plus libre, «allégé», capable de se dévoiler en rogne. «C’est la rage qui m’fais avancer», jure-t-elle d’ailleurs dans Doesn’t Matter, pièce funk robotique où se lisent les fantômes de Cameo ou Jimmy Jam et Terry Lewis, hérauts de la vague New Jack Swing et producteurs notamment de Janet Jackson.

«J’ai beaucoup écouté The Velvet Rope (1997) de Janet, souligne Chris. Les chansons y cohabitent entre surpuissance et hyper-vulnérabilité. C’est une démarche assez inhabituelle dans la pop où tout est généralement simplifié. J’avais envie que ce deuxième album emprunte ce type de contrastes thématiques, prenant pour structure le dépouillement du G-funk. J’adore sa sensualité, son minimalisme, la lourdeur des basses. Et puis j’avoue qu’il y avait une gourmandise particulière à reprendre à mon compte un son si connoté.»

J’ai besoin de sensualité, de flamboyance. J’aime que mes chansons évoquent le sang pulsant sous la peau

On l’observe, Christine/Chris. Le dos s’est à présent assoupli, comme en confiance. La voix aussi s’est adoucie, son ton maintenant détourné des accents distants, un peu crispés, des premiers instants. On observe ses bras décroisés courant sur le guéridon qui nous sépare, ses mains jouant librement dans l’espace. «Sensualité», «flamboyance», «économie»: les mots qu’Héloïse Letissier emploie pour expliquer ses emprunts érudits au G-funk – pour gansta funk – de Dr. Dre et consorts, auquel son album donne un franc coup d’épaule.

Non pas qu’il bouscule en quelque sens les fondamentaux d’un sous-courant du hip-hop californien conçu au début des années 1990 afin de conquérir les charts pop. En douze compositions, il restitue plutôt l’ensemble de ses esthétiques. Mais qu’un style à l’origine conçu par les patrons du gangsta rap accueille des récits où il est question de l’effacement des genres, de l’engagement et de la peur, en lieu et place de contes faits de petites frappes, de filles faciles et de barbecue, voilà qui amuse une artiste trop brillante pour souligner publiquement ses ruses et subversions. «J’ai besoin de sensualité, de flamboyance, dit-elle. J’aime que mes chansons évoquent le sang pulsant sous la peau. Au public de les interpréter comme il veut.»

Des points qui redessinent

Et nous alors de replonger en sa compagnie dans ce nouveau disque «écrit pour dominer les terreurs», comme elle l’assure. Une œuvre commencée par des esquisses pop légères, parfois inconséquentes (Comme si on s’aimait), puis qui bascule dans la gravité ou la morsure: La marcheuse, magistral avis d’errance, Dols et ses paysages éthérés, Machin Chose, tour de force admirable aux mots accablés. Chris: un répertoire intime, douloureux, qu’il faudra pourtant demain à son auteure, de Los Angeles à Londres, de Berlin à Genève, se résoudre à interpréter live. Plus de 30 dates attendent.

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«Pour cette tournée, j’ai d’abord travaillé à devenir une athlète vocale, explique-t-elle, acquérant une maîtrise du souffle et du placement que je n’avais pas auparavant. Puis je me suis questionnée: comment faire pour que ces titres joués dans de grandes salles conservent leur caractère charnel? Je crois que seule l’extrême simplicité peut leur rendre justice. J’ai alors imaginé un ensemble où tout passe par le dénuement, la chair, la sueur, les informations données par mon corps et ceux des danseurs qui s’épuisent sous les lumières plates.» Un autre entretien attend. Elle remercie, alors, se lève, hésite, puis fredonne: «Je m’en vais trouver les points qui redessinent.» Les premiers mots de La marcheuse offerts pour salut.

Christine & The Queens, Chris (Because/Warner Music). En concert le 11 décembre à Genève, Arena.