Extraits des carnets de de Victor Hugo dans L'Express du 24 octobre 1953.

Extraits des carnets de de Victor Hugo dans L'Express du 24 octobre 1953.

L'EXPRESS

Dans L'Express du 24 octobre 1953

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Un livre en une page

Henri Guillemin publiera dans quelques jours le texte complet de quatre carnets intimes de Victor Hugo restés longtemps secrets, carnets où le poète prenait quotidiennement des notes en 1870 et 1871, pendant "l'Année Terrible", la Commune, etc...

Il précise, dans sa présentation, que Victor Hugo ne réclamait de ses héritiers aucun ménagement, de la postérité aucune discrétion. Tout devait - ou pouvait - être révélé.

Pourtant on a, jusqu'à ce jour, beaucoup caché parce que ces carnets "étaient trop éloquents sur deux chapitres délicats de la vie intime de Hugo. L'un qui concerne ses divertissements érotiques, l'autre qui le révèle hanté par les phénomènes inexplicables". On sait que son frère et sa fille Adèle furent frappés de folie et que l'on souhaita longtemps faire le silence sur ce drame que les ennemis politiques du grand homme tentaient d'exploiter pour le taxer à son tour de démence.

De ces carnets à paraître, nous donnons ici quelques passages curieux. L'un, composé de fragments épars joints aux carnets, qui selon les termes d'Henri Guillemin "touche à cette dictature personnelle dont Hugo, un instant, soupesa l'idée". Dans d'autres on le voit enregistrant avec complaisance ses libéralités et ses conquêtes, dominé, à 68 ans, par la convoitise, mais soucieux de tricher avec les mots en consignant ses exploits pour qu'éventuellement l'indiscrète Juliette Drouet, qui avait alors 64 ans, ne trouve pas matière à souffrance.

Quand le carnet commence, en juillet 1870, Victor Hugo est toujours en exil à Jersey.

16 juillet (1870), 6 h. du soir

La guerre est déclarée. Cela commence par la Prusse et la France. Le concile vient de déclarer le pape infaillible.

17 juillet

Il y a trois jours, le 14 juillet, pendant que je plantais dans mon jardin de Hauteville-House le chêne des Etats-Unis d'Europe, au même moment la guerre éclatait en Europe et l'infaillibilité du pape éclatait à Rome.

Dans cent ans, il n'y aura plus de guerre, il n'y aura plus de pape, et le chêne sera grand.

5 septembre

(...) Nous sommes arrivés à Paris à neuf heures trente-cinq. Une foule immense m'attendait. Accueil indescriptible. J'ai parlé quatre fois. Une fois du balcon d'un café, trois fois de ma calèche. En me séparant de cette foule, toujours grossie, qui m'a conduit jusque chez Paul Meurice, 26, rue de Laval, avenue Frochot, j'ai dit au peuple : "Vous me payez en une heure vingt ans d'exil."

On chantait La Marseillaise et Le Chant du départ. On criait "Vive Victor Hugo !" A chaque instant, on entendait dans la foule des vers des Châtiments. J'ai donné plus de dix mille poignées de main. Le trajet de la gare du Nord à la rue de Laval a duré deux heures. On voulait me mener à l'hôtel de ville. J'ai crié : "Non, citoyens ! Je ne suis pas venu ébranler le gouvernement provisoire de la République, mais l'appuyer !" (...)

6 septembre

(...) Innombrables visites. Innombrables lettres.

Rey est venu me demander si j'accepterais d'être d'un triumvirat ainsi composé : Victor Hugo, Ledru-Rollin, Schoelcher. J'ai refusé. Je lui ai dit : "Je suis presque impossible à amalgamer."

21 octobre

On dit qu'Alexandre Dumas est mort le 13 octobre au Havre, chez son fils. Il avait de grands côtés d'âme et de talent. Sa mort m'a serré le coeur.

Louis Blanc et Brives sont venus me reparler de la Déclaration des représentants. Je suis d'avis de l'ajourner.

Rien de charmant, le matin, comme la diane dans Paris. C'est le point du jour. On entend d'abord, tout près de soi, un roulement de tambours, puis une sonnerie de clairons, mélodie exquise, ailée et guerrière. Puis le silence se fait. Au bout de vingt secondes, le tambour recommence, puis le clairon, chacun répétant sa phrase, mais plus loin. Puis cela se tait. Un instant après, plus loin, même chant du tambour et du clairon, déjà vague, mais toujours net. Puis, après une pause, la batterie et la sonnerie reprennent, très loin. Puis encore une reprise, à l'extrémité de l'horizon, mais indistincte et pareille à un écho, Le jour paraît, et l'on entend ce cri : "Aux armes !" C'est le soleil qui se lève et Paris qui s'éveille.

(...) L'édition des Châtiments tirée à 3000 est épuisée en deux jours. J'ai signé ce soir un second tirage de 3000.

6 novembre

Récapitulation des sommes données par moi (en petites sommes) depuis le 5 septembre : 2895 francs.

27 novembre

(...) On dit des pièces des Châtiments à tous les spectacles. C'est affiché partout. Le mot Châtiments couvre les murs. Ce soir, on crie dans les rues : "Napoléon le Petit !"

On a renoncé à me demander l'autorisation de dire mes oeuvres sur les théâtres. On les dit partout sans me demander la permission. On a raison. Ce que j'écris n'est pas à moi. Je suis une chose publique.

30 décembre

Les Prussiens nous ont envoyé depuis trois jours plus de douze mille obus.

Hier j'ai mangé du rat, et j'ai eu pour hoquet ce quatrain :

O mesdames les hétaïres / Dans vos greniers je me nourris ; / Moi qui mourais de vos sourires, / Je vais vivre de vos souris.

20 janvier

Sec. à la veuve Matil (quatre enfants) : poêle, suisse, osc.

- Mme veuve Godot : osc., poêle.

- L'attaque sur Montretout a interrompu le bombardement.

Un enfant de quatorze ans a été étouffé dans une foule à la porte d'un boulanger.

(Suisse est un mot de convention que Victor Hugo emploie dans ses carnets pour désigner les seins de ses partenaires. Poêle fait également partie de cet idiome. Mais la clef n'en a pas été retrouvée. Osc. est le début du mot latin oscula, qui signifie baisers.)

[NDLR : "Sec." signifie "secours"]

21 janvier

Louis Blanc vient me voir. Nous tenons conseil. La situation devient extrême et suprême. La mairie de Paris demande mon avis.

28 janvier

Bismarck, dans les pourparlers de Versailles, a dit à Jules Favre : "Comprenez-vous cette grue d'impératrice qui me propose la paix ?"

29 janvier

L'armistice a été signé hier. Il est publié ce matin. Assemblée nationale. Sera nommée du 5 au 18 février. S'assemblera à Bordeaux.

5 février

La Tribune des Progressistes m'a nommé son président honoraire et me prie d'accepter.

La liste des candidats des journaux républicains a paru ce matin. Je suis en tête.

24 février

J'ai présidé le soir la réunion de la gauche radicale.

28 février

Thiers a apporté à la tribune le traité. Il est hideux. Je parlerai demain. Je suis inscrit le septième. Mais Grévy, le président de l'Assemblée, m'a dit : "Levez-vous et demandez la parole quand vous voudrez. L'Assemblée voudra vous entendre". (...)

3 mars

(...) En montant l'escalier, j'ai entendu un bonhomme de la droite, duquel je voyais le dos, dire à un autre : "Louis Blanc est exécrable, mais Victor Hugo est pire." (...)

27 mai

(Hugo est à Bruxelles. Il vient de publier une protestation contre le déni d'asile du gouvernement belge aux vaincus de la Commune.)

Vers minuit et demi, comme je venais de me coucher et comme j'allais m'endormir, on sonne. J'écoute. On sonne. Je me lève, je passe mon caban. Je vais à la fenêtre et je l'ouvre, encore à demi endormi. "Qui est là ?" Une voix répond : "Dombrowsky". Je pense ou je rêve : est-ce qu'il ne serait pas mort, aurait-il lu ma lettre, et vient-il me demander asile ? Comme j'allais descendre pour ouvrir, une grosse pierre frappe le mur, et je vois une foule d'hommes dans la place. Je comprends que c'est un guet-apens. Je m'avance à mi-corps hors de la fenêtre et je crie à ces hommes : "Vous êtes des misérables !". Puis je referme la fenêtre. En ce moment une pierre énorme brise la vitre-glace juste au-dessus de ma tête et vient tomber dans la chambre. Le rideau s'envole et s'accroche au lustre de Saxe qui est au plafond. j'entends ces cris : "A mort Victor Hugo ! A mort Jean Valjean ! A mort Clancharlie ! A la lanterne ! A la potence ! A mort le brigand ! Tuons Victor Hugo !"

L'assaut de la maison a commencé en règle. La vaillante Mariette a été verrouiller la porte. La porte a résisté. Ils ont tenté l'escalade. Les volets du rez-de-chaussée ont résisté. Une pluie de pierres a lapidé la maison. Ils criaient : "A mort !" Jeanne, qu'une pierre a effleurée dans ma chambre, me regardait avec ses grands yeux étonnés. Petit Georges disait : "Ce sont les Prussiens." Louise et Adeline poussaient des cris de terreur. Alice et Mariette, montées sur le châssis de la serre, appelaient éperdument au secours. Je me taisais. J'attendais. Pas une fenêtre ne s'est ouverte. Pas un secours n'est venu. Il paraît que la police était occupée ailleurs.

C'était un guet-apens réactionnaire et bonapartiste que le ministère clérical belge tolérait un peu. Cela a duré deux heures. La porte ayant tenu bon, grâce au verrou mis par Mariette, ils s'en sont allés au petit jour. Quand tout a été fini, la police est venue. Le cri : "A mort Victor Hugo ! A mort le brigand !" emplissait la place. Comme je défends le droit d'asile, je suis un brigand, et comme je ne veux pas qu'on tue, il faut me tuer.

Cinquante ou soixante hommes armés de pierres et de bâtons ont assiégé pendant deux heures, la nuit, dans une maison, un homme de soixante-neuf ans, quatre femmes et deux petits enfants. J'étais sans armes. Je n'avais pas même une canne. J'ai vu de près cette vilaine mort, l'assassinat. L'assaut a eu trois reprises furieuses. Puis il y avait des silences. Dans les intervalles, j'entendais au fond de la place le chant du rossignol.

10 juin

On me dit qu'à propos de mon expulsion, Veuillot m'a appelé "vieille citrouille" et qu'il a ajouté ce correctif poli : "à moitié remplie de diamants".

1er juillet

Les journaux annoncent que la liste radicale de Paris commence ainsi : Victor Hugo, Gambetta... Gambetta désire être nommé. Moi point.

5 juillet

Comme je le savais d'avance, je n'ai pas la moindre chance d'être en ce moment nommé à Paris. Le plus que la réaction puisse porter, c'est Gambetta. (...)

22 août

Dictature. J'en porterai la peine. Si j'échoue, je m'en punirai en m'exilant à jamais.

Si je réussis, la dictature est un crime. Le bonheur d'un crime ne l'absout pas. Ce crime, je l'aurai commis. Je me ferai justice et, eussé-je sauvé la République, je déclare que je sortirai de France pour n'y plus rentrer.

Heureux ou malheureux, je me punirai de la dictature par l'exil éternel.

Voici les conditions :

la dictature sans limite ;

la dictature sans défense.

Je dirai : "La dictature est un crime. Ce crime, je vais le commettre. J'en porterai la peine. Ce crime est de salut public, mais, impliquant la suspension possible des principes, il reste un crime."

Après l'oeuvre faite, que j'échoue ou que je réussisse, quand même j'aurai sauvé la République et la patrie, je sortirai de France pour n'y plus rentrer.

Coupable du crime de dictature, je m'en punirai par l'exil éternel (...)

*

J'ai une certaine quantité de pouvoir spirituel. Veux-je autre chose ? Non. Le pouvoir matériel ? Pourquoi ? Etre ministre, président, etc. ? A quoi bon ? Ministre de quoi ? Président de qui ? Je suis sur la terre un Esprit. Je veux rester cela.

Je n'ai pas besoin d'être fonctionnaire des hommes.

Je suis le fonctionnaire de Dieu.

*

Etre de l'opposition, c'est mesquin. Je n'en suis pas. Les Châtiments, soit ; mais les taquineries, non. J'ai la grande colère, je n'ai pas la petite.

*

A l'Europe.

Est-ce que l'Europe ne fera pas son devoir ?

Est-ce que l'Europe, elle aussi, trahira la France ?

Est-ce que le monde civilisé consent à redevenir le monde barbare ?

Est-ce que nous allons assister à une lâcheté suprême, éternelle honte de l'Histoire ?

*

L'Assemblée actuelle est puissante pour le mal et impuissante pour le bien. Je ne veux pas être le coopérateur du mal. Je juge inutile d'être le collaborateur de l'impuissance.

*

Paris est responsable de la civilisation. Paris accepte cette responsabilité, et l'accepte jusqu'à la mort.

*

Paris malade, le monde a mal à la tête.

*

La France est la tête humaine. Coupez cette tête si vous l'osez.

*

Les hommes comme moi sont impossibles jusqu'au jour où ils sont nécessaires.

*

Royer-Collard me dit un jour : "Vous êtes le seul poète épique qu'il y ait eu depuis Dante : mais prenez garde ; vous avez de l'esprit ; c'est grave. " Ceci me frappa. Depuis j'ai tâché d'avoir la réputation d'être bête, et je crois que j'y ai réussi.

(Gallimard, 620 francs. 295 pages.)

Couverture de L'Express n° 23 du 24 octobre 1953.

Couverture de L'Express n° 23 du 24 octobre 1953.

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