« L’intelligence artificielle va bouleverser notre façon d’écrire »

« Premier véritable livre écrit par une intelligence artificielle », 1 The Road est sorti en septembre. Nous avons rencontré son « créateur », Ross Goodwin.
« L’intelligence artificielle va bouleverser notre façon d’écrire »

En mars 2017, Ross Goodwin a sillonné, au volant d’une Cadillac, les routes de l’Est américain, de New York à la Nouvelle-Orléans. Un road trip a priori classique… sauf que cette fois, sa voiture était équipée d’une intelligence artificielle, chargée de coucher sur papier le contenu du voyage en vue d’une future publication. Présenté comme le « premier véritable livre écrit par une IA », 1 The Road est sorti en septembre dernier. Nous avons rencontré son « créateur » à Paris.

« Il était 9h17 du matin, et la maison était dense. » L’incipit de 1 the Road ressemble à s’y méprendre à celui de n’importe quel roman. Sauf que cette phrase, et toutes celles qui suivront, n’ont pas été écrites par un être humain mais par une intelligence artificielle. Sur le site de son éditeur, Jean Boîte Editions, l’ouvrage se présente ainsi comme « le premier véritable livre écrit par une IA ».

Derrière ce projet, on retrouve Ross Goodwin, artiste hyperactif, hacker et ex-plume de Barack Obama lors de la campagne présidentielle de 2008. En 2017, accompagné par quelques amis, celui qui se définit comme « gonzo data scientist » a sillonné pendant quatre jours les routes de l’Est américain, de New York à la Nouvelle-Orléans. Road trip américain classique à la Jack Kerouac ? Pas seulement : cette fois, la Cadillac de la bande était équipée d’une caméra, d’un GPS, d’un microphone et d’une horloge reliés à une intelligence artificielle. Laquelle était chargée de traduire toutes ces données en texte, en s’inspirant des « plus grands récits de voyage de la littérature anglo-saxonne », dont Sur la route, le chef-d’oeuvre de Kerouac.

Après avoir utilisé l’intelligence artificielle dans les champs de la photographie et du cinéma avec les projets word.camera et Sunspring, Ross Goodwin a donc voulu « mettre les réseaux de neurones artificiels les plus aboutis au service de la littérature et d’une réalité augmentée racontée par les machines. » Résultat : un récit intrigant, mystérieux, à la narration on ne peut plus déstructurée… mais qui pourrait bien constituer le fondement d’une nouvelle forme de création artistique.

Ross Goodwin lors de son road trip © Christiana Caro

De passage à Paris, Ross Goodwin a pris le temps de nous répondre, confiant sa joie d’avoir réalisé son « rêve depuis toujours ». Entretien.

 

Usbek & Rica : Avant de rentrer dans le vif du sujet, pourriez-vous nous expliquer comment exactement ce livre a-t-il été écrit ?

Ross Goodwin : L’intelligence artificielle que j’ai créée pour ce livre était alimentée par quatre entrées : une caméra placée à l’arrière de la voiture, un GPS sur le toit, un microphone à l’intérieur pour enregistrer les conversations, et une horloge indiquant l’heure et la date. Ces entrées nourrissaient un ensemble de ce qu’on appelle des « réseaux de neurones récurrents (RNN) à mémoire court et long terme LSTM ». C’est l’équivalent du complètement automatique de votre téléphone, mais en beaucoup plus intelligent. À partir de ces données, l’intelligence artificielle devait écrire un texte, lettre par lettre. Le résultat sortait d’une imprimante sur le siège arrière, donc je pouvais voir le livre s’écrire en temps réel – même si, quand j’ai lu le texte quelques mois après la fin de notre road trip, j’ai été davantage frappé par l’intégralité de la chose que par sa formation pas à pas en temps réel.

« En substance, l’exercice consistait à écrire avec une voiture à place d’un stylo »

Pour revenir à mes quatre entrées, elles constituaient le point de départ, sous la forme de données, de la narration effectuée par le réseau de neurones artificiels. Chaque partie du texte commençait alors avec la date – « Il est 9 heures et 17 minutes » – et se complétait jusqu’à la fin de la phrase ou du paragraphe. J’ai intégré un algorithme pour décider du moment où la phrase ou le paragraphe devait s’arrêter, et de la façon dont ceux-ci pouvaient s’intégrer avec ce qui avait été déjà écrit. En substance, l’exercice consistait à « écrire avec une voiture à place d’un stylo ». C’est comme ça que je le résumerais.

[Court documentaire retraçant le parcours de Ross Goodwin et de son équipe, réalisé par Lewis Rapkin, qui suivait la Cadillac ayant permis d’écrire le livre 1 the Road.]

Et une fois que vous avez obtenu le texte, vous n’avez rien touché ?

Non, je n’ai rien touché ! Vous avez sûrement dû le remarquer, il y a parfois des ellipses dans le texte, mais elles correspondent aux moments où le système était à l’arrêt. En fait, à certains moments, la machine où se trouvait l’intelligence artificielle s’arrêtait, et j’étais le seul à savoir comment la relancer. Sauf que j’étais aussi le seul à avoir le permis, donc je devais conduire… Ces petites erreurs sont constitutives de tous les procédés de prototypage rapide, et encore plus d’une expérience pareille. Et de toute façon, il ne s’agissait en aucun cas d’écrire le livre « parfait » : il s’agissait de créer le premier livre écrit avec une voiture. Le résultat sortait sur des rouleaux. Il y en avait 11 au total. J’ai d’ailleurs mis une photo sur mon Instagram : elle représente la version brute, totalement non-éditée, du texte.

 
 
 
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Automatic narration: NYC to NOLA by wordcar, 11 sc/rolls

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En revanche, le texte qui sortait de l’imprimante a peut-être subi des modifications « accidentelles ». Je m’explique : en regardant la version papier, j’ai remarqué qu’il y avait certains mots imprimés alors qu’ils n’étaient même pas encore sauvegardés dans l’ordinateur. Il a pu y avoir une erreur d’unicode, qui a entraîné l’impression de certains passages sans leur sauvegarde dans l’ordinateur. D’une certaine façon, c’est comme si le livre s’était édité lui-même ! Après avoir remarqué l’erreur, je n’ai pas voulu rentrer dans la retranscription de tous les parchemins. J’aimais bien l’idée que les deux versions puissent être un peu différentes, donc je me suis seulement servi du script obtenu sur l’ordinateur.

Le livre interroge les notions mêmes d’auteur, d’œuvre et de création : qui, finalement, peut prétendre à la création du texte ? Dans l’introduction, vous écrivez : « En tant qu’auteur de la machine, je pourrais me définir comme écrivain de l’écrivain. Mais (…) la paternité est un concept humain qui n’a jamais concerné que les hommes au cours de notre histoire. Et si nous ne parvenons pas à tomber d’accord sur l’identité de l’auteur de ce texte, cette incertitude en dit sûrement davantage sur la nature anthropocentrique de notre langage que la question de la paternité elle-même ».

Oui. Notre langage est anthropocentrique – c’est-à-dire qu’il est centré sur les humains. À travers l’histoire, nous nous sommes toujours convaincus que nous étions le centre de toute existence, ce qui n’est pas exact. C’est une erreur de croire que nous le sommes, et même que nous l’avons déjà été. Pendant longtemps, nous avons cru que la Terre était au centre de l’univers, puis ça s’est avéré faux et, avec le temps, nous avons réalisé que la vie humaine n’était sûrement pas isolée mais plus vraisemblablement partie prenante d’un système plus large. Je crois que notre langage reflète ces croyances anciennes, selon lesquelles nous, en tant qu’êtres humains, sommes au centre de tout.

« Nous n’avons jamais pensé à l’idée qu’un animal puisse être un « auteur » : mais pourquoi ? »

Si on se réveillait dans un environnement totalement vierge, sans rien savoir de ce qu’il y a au-delà de notre existence, il est évident qu’on pourrait penser : « Ok, on est au centre de tout ». De quel autre point de référence ou de contexte disposerait-on ? Mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Ce n’est pas comme si on venait d’inventer ces mots et ce vocabulaire de l’anthropomorphisme : au contraire, ce dernier est le résultat d’un accident par lequel le langage s’est construit depuis des millénaires. Et d’après ce langage, seuls des humains peuvent être les « auteurs » de toutes choses – le plus souvent des choses écrites avec des mots. Par exemple, nous n’avons jamais pensé à l’idée qu’un animal puisse être « l’auteur » de quelque chose : pourquoi ? Et qui – ou quoi – d’autre pourrait être un « auteur » ? Le livre pose ces questions-là.

Kenric McDowell, qui accompagnait Ross Goodwin pendant son road trip © Christiana Caro

Toujours dans l’introduction, vous expliquez que vous vous inspirez des récits de la contre-culture américaine, notamment des auteurs de la Beat Generation, et vous espérez que le livre « inspirera de nouvelles conversations et réflexions ». Quel genre d’explorations avez-vous en tête exactement ?

Beaucoup, j’espère ! Le livre n’est pas encore passé entre beaucoup de mains pour l’instant, donc je suis assez impatient à l’idée de voir quelles interprétations il peut susciter. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles je n’ai pas été très direct par rapport aux interprétations possibles du livre – du genre, « à ce moment du livre, en fait, telle personne traverse telle rue ». C’est un choix délibéré, parce que je veux que les gens projettent leurs propres expériences sur l’histoire.

« Avec l’intelligence artificielle, le lecteur devient, d’une certaine manière, l’auteur de son propre texte »

C’est l’une des plus belles choses avec les textes générés par ordinateur : puisque le récit n’a pas d’intention directe d’origine humaine, le lecteur devient, d’une certaine manière, l’auteur de son propre texte ! La propre perception du lecteur est ce qui donne du sens au texte, à supposer qu’il doive en avoir. C’est un peu la même chose avec les paroles des chansons de Bob Dylan : elles n’ont pas forcément de sens si on les lit de façon littérale, mais on peut projeter du sens sur elles, à partir de nos propres expériences. J’aimais beaucoup cette idée.

Le processus que j’ai utilisé pour 1 the Road me rappelle un peu ce qu’on avait fait en 2016 avec Oscar Sharp et son court-métrage Sunspring [un court-métrage de science-fiction entièrement écrit par une intelligence artificielle, que Ross Goodwin avait conçue, ndlr]. Les gens ont eu des interprétations vraiment géniales du scénario, au-delà des acteurs et de ce qu’on pouvait voir à l’écran. Mettre en œuvre un contenu imaginé par des esprits différents est quelque chose de vraiment excitant pour moi. Cela rend l’œuvre « réelle », non pas de façon ponctuelle mais sur la durée, pour quiconque l’a à sa disposition. Je suis très excité à l’idée de créer des discussions autour de ça.

Pourquoi, alors, avoir choisi cette fois la forme d’un livre ? Pourquoi pas un récit numérique ou un article ?

Parce que ça a toujours été mon rêve de créer un livre généré par un ordinateur. J’avais déjà tenté l’expérience il y a quelques années, mais c’était un ratage total. L’intelligence artificielle faisait plus du « remixage » d’autres trucs que de la création. J’ai publié le texte en ligne et je l’ai retiré peu de temps après… Mais au moins, il m’a permis de réaliser que les gens n’étaient pas vraiment engagés, parce qu’il n’y avait pas de trame, pas de contexte autour du projet. Un contenu généré par ordinateur n’intéresse pas les gens en soi, à moins que la qualité du contenu soit excellente, ou qu’il y ait un cadre particulier.

« Ce qui crée du sens dans le livre, c’est le voyage lui-même plus que le récit »

Avec ce livre, le cadre, c’était le road trip. À la fois pour intéresser les gens au livre, au projet, et pour me permettre d’avoir une accroche conceptuelle. C’était aussi une manière de donner du sens à la matière littéraire, au livre en tant que format : ce qui crée du sens dans 1 the Road, c’est le voyage lui-même plus que le récit. Tout comme word.camera – un site que j’ai créé et qui permet de générer des poèmes à partir d’une photo -, les images capturées par la caméra sur la voiture ancrent le texte dans la réalité. De même que le déplacement à travers l’espace et le temps ancre le texte dans la réalité et lui donne du sens. C’est grâce à ça que le livre fonctionne : si j’avais simplement fait écrire à la machine cent cinquante mille mots, comme ça, le texte aurait eu beaucoup moins de sens.

Au début du texte, l’intelligence artificielle semble se focaliser sur la date, l’heure et la description brute de ce qu’elle enregistre. Mais, au bout d’un certain temps, la narration paraît plus fluide, comme si l’écriture de l’intelligence artificielle… évoluait ?

Je vois ce que vous voulez dire, mais je ne pense pas que l’intelligence artificielle évolue tant que ça au long du texte. En fait, d’après moi c’est notre esprit qui évolue : on commence à voir l’ensemble du spectre. Au début, on se dit « Ok, le système ne peut produire que ce type de texte » mais en avançant, on se rend compte que ce n’est pas le cas.

« L’aléatoire est une force nuancée, très ancienne et qui a beaucoup à nous apprendre »

Si on joue à pile ou face une centaine de fois, on peut très bien tomber sur pile une vingtaine, une trentaine ou une cinquantaine de fois. Et au vu des règles de probabilité, ce serait surprenant, n’est-ce pas ? Ce que je veux dire, c’est qu’on ne devrait pas sous-estimer le pouvoir de l’aléatoire. L’aléatoire est une force nuancée, très ancienne, et qui a beaucoup à nous apprendre.

J’ai eu exactement la même sensation que vous en lisant le livre, cette sensation que quelque chose évoluait. Mais je pense simplement qu’au bout d’un certain de temps de lecture, on voit mieux les variations du système. Pus on voit les variations et plus on a l’impression d’assister à une évolution. Et comme les variations augmentent en nombre au cours de la lecture du contenu – tout simplement parce qu’il y a plus de contenu -, cette expérience mentale est naturelle. À chaque paragraphe, on assiste à une nouvelle démonstration de ce que la machine est capable de créer.

Un extrait du livre. Crédits : Jean Boîte Editions.

Le texte est assez difficile à suivre, notamment en raison de l’absence de personnages clairement identifiés et du faux rythme instauré par la narration. Le lecteur est-il censé être déstabilisé ?

Le livre est rempli d’images déstabilisantes. Ce que l’IA décrit est parfois très oppressant : on assiste à des scènes où les gens sont tirés de force ou expulsés d’un lieu, des scènes en mouvement, ce personnage que l’ordinateur nomme «  le peintre  » sans qu’on comprenne jamais pourquoi, ces enfants étranges qui surgissent… Tout ça crée un tableau plutôt sombre, c’est certain. Et c’est en partie intentionnel : on savait qu’en voyageant de New York à la Nouvelle-Orléans, on allait tomber sur des choses assez sombres. C’est une route plutôt ennuyeuse mais que j’ai choisie volontairement. Non pas parce que je voulais que le livre soit ennuyeux, mais parce que je voulais qu’il soit changeant, graduel.

« En un sens, La Nouvelle-Orléans est déjà une ville apocalyptique. C’est un lieu intéressant, hanté, parfois en ruines »

Il faut bien voir que cet aspect déstabilisant provient largement du paysage lui-même : les fast-foods, les autoroutes, et toujours ces mêmes franchises que l’on voit surgir du paysage… La répétition de ces éléments devient un peu sinistre. Et puis, en un sens, La Nouvelle-Orléans est déjà une ville apocalyptique, puisqu’elle a subi l’ouragan Katrina en 2005. C’est un lieu intéressant, hanté, parfois en ruines, et je suis finalement assez fier que le texte retranscrive cet aspect-là. C’est une partie de la vie dans les campagnes américaines que le livre décrit.

Quelle sera, d’après vous, la prochaine étape pour l’utilisation de l’intelligence artificielle en littérature ?

Personnellement, je souhaite reproduire l’expérience. Pour l’instant, le titre provisoire de la suite, c’est 2 the Bus. Je voudrais refaire un long trajet, mais cette fois avec un bus à bord duquel plein de gens amèneraient leurs propres machines électroniques. Tout serait centralisé sur une interface de programmation, et j’inviterais des artistes à connecter leurs propres ordinateurs au système. Ce serait un peu dans la veine des Merry Pranksters [un groupe psychédélique semi-nomade qui se constitua au début des années 1960 autour de l’écrivain américain Ken Kesey, ndlr].

Les Merry Pranksters. CC Ian Burt / Flickr.

Après, pour ce qui est de l’intelligence artificielle et de la littérature en général, je pense que tout est encore à venir. L’intelligence artificielle va bouleverser notre façon même d’écrire, ce qui va littéralement tout changer. Dans l’introduction du livre, j’explique que les réseaux de neurones artificiels pourraient provoquer les mêmes bouleversements pour l’écriture que ceux que l’appareil photo a provoqué pour la peinture. L’invention de l’appareil photo a tout changé : elle a en quelque sorte « libéré » la peinture, ce qui a abouti au modernisme, devenu le mouvement artistique dominant du XXème siècle. Alors imaginez que l’IA crée un mouvement artistique qui durerait une centaine d’années ! On ne réalise pas encore l’impact réel de tout ça.

 

Image à la Une : Extrait du film Chappie, de Neill Blomkamp

 

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