Au bord de la route qui monte vers Gheryan, un char d’assaut cramoisi fume dans le calme. Après d’intenses combats, cette ville nichée sur les premiers cols du Djebel Nefoussa, au sud de Tripoli, a été reprise par le gouvernement d’union national libyen (GNA). Ce 26 juin 2019, pendant que les habitants mettent en terre des cercueils en bois, l’armée inspecte les anciens quartiers généraux du général Haftar. Non content de contrôler la Cyrénaïque, dans l’est du pays, cet ancien officier de Mouammar Kadhafi a lancé une offensive sur la capitale début avril. Comment a-t-il pu oser s’en prendre au pouvoir reconnu par les Nations Unies ? Haftar n’est pas fou : il possède des alliés de choix.

Ce 26 juin 2019, pendant que les habitants mettent en terre des cercueils en bois, les forces loyalistes tombent sur une cache d’armes. Il y a là des drones chinois et des missiles Javelin de fabrication américaine. Alerté, Washington lance alors une enquête pour savoir d’où proviennent ces engins à 170 000 dollars l’unité. Grâce à leurs numéros de série, il remonte sans mal à un client bien connu : la France. En 2010, selon des documents du Pentagone, Paris s’est engagé à acheter 260 Javelin. Et ils se sont retrouvés quelques années plus tard dans les mains des milices d’Haftar.

Les missiles « appartiennent effectivement aux armées françaises, qui les avaient achetés aux États-Unis », reconnaît le ministère des Armées. Ils devaient servir à « l’autoprotection d’un détachement français déployé à des fins de renseignement en matière de contre-terrorisme ». Mais voilà, « endommagés et hors d’usage » ils ont été « temporairement stockés dans un dépôt en vue de leur destruction ». La France n’aurait ainsi donc pas violé l’embargo en vigueur : « Il n’a jamais été question ni de vendre, ni de céder, ni de prêter ou de transférer ces munitions à quiconque en Libye ».

Un commandant dépendant du GNA cité par le Middle East Monitor, Mustapha Al-Machai, affirme néanmoins avoir vu six voitures remplies de soldats français à Gheryan. Le 4 juillet, l’AFP signale que « l’homme fort de la Cyrénaïque bénéficie du soutien, non déclaré, de l’Égypte, de la France et de la Russie », camp que seraient en train de rejoindre les États-Unis « tandis que le GNA a obtenu l’appui de la Turquie et du Qatar. » C’est donc bien en coulisse, à rebours de son discours officiel, que l’Hexagone appuie un personnage qui n’est pas sans rappeler l’ancien dictateur Mouammar Kadhafi.

Paris – Benghazi

Dans la banlieue de Tripoli, sur les marches du désert libyen, une file interminable de 4×4 est rangée à droite de la route, entre les dunes de sable. Les troupes du maréchal Haftar roulent vers la capitale sous un ciel laiteux. Bientôt, il sera déchiré par les bombardements. Une fois les nuages dissipés, lundi 8 avril 2019, des avions approchent l’aéroport de Mitiga avec quelques obus à y poser. Alors qu’ils tapissent le tarmac, l’endroit est fui et fermé. À sa réouverture, le lendemain, l’assaut se poursuit au sud de la ville, défendue par le gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez el-Sarraj.

Le mois dernier, le Premier ministre reconnu par la communauté internationale avait rencontré le maréchal Haftar à Abou Dabi, aux Émirats arabes unis (EAU). Au cours de cet entretien organisé sous l’égide de l’ONU, les deux hommes s’étaient entendus pour organiser des élections et engager une période de transition. Depuis la révolution qui a renversé Mouammar Kadhafi le 20 octobre 2011, les milices se partagent le territoire et le pouvoir dans un inextricable chaos. Peu à peu, ces derniers mois, le travail de conciliation engagé par le représentant des Nations unies Ghassan Salamé depuis 18 mois commençait à payer.

Le maréchal Haftar
Crédits : Libyan armed forces/Facebook

Ce semblant de stabilité avait permis à la production de pétrole de dépasser les 1,2 million de barils en novembre. Dimanche, une conférence devait mettre 140 représentants de factions autour d’une table de l’autre côté de la frontière algérienne. « On pouvait supposer assez logiquement qu’il y allait avoir un accord politique », indique Mathieu Galtier, auteur avec Maryline Dumas du livre Jours tranquilles à Tripoli, paru en 2018. Et puis, le maréchal Haftar a décidé de rapiécer la stature diplomatique qu’il s’était taillé, devenant un interlocuteur incontournable des chancelleries étrangères, en prenant d’assaut Tripoli. « Il avait toutes les cartes en main et il a décidé de faire all-in sur l’option militaire », résume le reporter français.

Le mois dernier, un groupe de diplomates occidentaux est venu le rencontrer. À l’extérieur de Benghazi, dans son fief, ils ont tenté trois heures durant de le dissuader de lancer une offensive. Promis, un rôle important lui serait réservé s’il acceptait de ne pas plonger le pays dans une nouvelle guerre civile. D’après des sources citées par Reuters, le militaire a fait peu de cas de leur supplique. Les négociations, d’accord, mais à condition que le pouvoir soit partagé, sans quoi Tripoli entendrait le bruit de ses avions. Le 4 avril, il a finalement mis ses menaces à exécutions, alors même que le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, se trouvait sur place.

Par la voix de Ghassan Salamé, les Nations unies ont condamné le bombardement de l’aéroport de Mitiga. Il s’agit d’une « violation sérieuse du droit international humanitaire puisqu’il interdit les attaques contre des infrastructures civiles ». Dimanche, la Russie a toutefois bloqué une résolution de son conseil de sécurité visant à réclamer qu’Haftar cesse son activité militaire. Le Kremlin ne se risque pas pour autant à le soutenir officiellement. De leur côté, les États-Unis se sont dit « opposés à l’offensive militaire des forces de Khalifa Haftar ». Le septuagénaire sait en revanche pouvoir compter sur les Émirats arabes unis, l’Égypte, et depuis plus récemment sur l’Arabie saoudite. Et il a aussi l’oreille de Paris.

L’homme de la CIA

Le long des eaux turquoise qui bordent la Cyrénaïque, à l’est de la Libye, une ruine s’élève à l’endroit de la deuxième ville de Libye. Benghazi « ressemble à Beyrouth dans les années 1980 » pendant la guerre du Liban, remarque Mathieu Galtier. En 2017, la ville a été prise par le maréchal Haftar au prix de trois ans de bombardements et les traces de cette intense lutte sont partout. Quand il s’est rendu dans cet amas de débris au mois de décembre, le reporter français a aussi pu constater que cette « libération » avait ouvert la voie à « beaucoup de Russes ». D’ailleurs, ils ont invité le militaire à plusieurs reprises. Cela dit, Moscou maintient aussi des relations avec le gouvernement d’union nationale. Dit autrement, Vladimir Poutine joue sur les deux tableaux. Et il n’est pas le seul.

Alors que l’Union européenne s’apprêtait à condamner l’offensive des forces dirigées par Haftar, la France aurait bloqué cette résolution à Bruxelles, à en croire une dépêche de Reuters. Selon le texte, elle « met en danger la population civile, perturbe le processus politique et risque d’engendrer une escalade aux conséquences sérieuses pour la Libye et la région, y compris concernant la menace terroriste ». Jeudi 11 avril, une source diplomatique française a démenti l’information : « On a fait des commentaires hier soir comme ça arrive toujours sur les déclarations européennes […] mais on n’a absolument pas empêché son adoption. »

Crédits : Élysée/Ulyces

Toujours de manière anonyme, une source diplomatique a expliqué que si « on dit souvent que la France est du côté du maréchal Haftar, qu’elle aurait des velléités de le placer au pouvoir, nous n’avons jamais défendu cette option-là ». L’agence de presse affirme pourtant que Paris, « qui possède des ressources pétrolières dans l’est de la Libye, a fourni une assistance militaire ces dernières années à Haftar », et ce malgré l’existence d’un embargo depuis 2011.

Sans cette aide, l’ancien cacique du régime de Kadhafi ne serait peut-être pas aux portes de Tripoli aujourd’hui. Envoyé faire la guerre au Tchad en 1987, il a été lâché par « le frère guide » dès son arrestation par l’ennemi. C’est la CIA qui l’a exfiltré. L’opposant a alors passé près de 20 ans en Virginie, près du siège de l’agence de renseignement. Son nom n’apparaît pas dans le bombardement américain de la Libye en 1986, ni dans les multiples tentatives d’assassinats ourdies par la mouvance islamiste. Il serait cependant rentré au pays en 1996 pour participer à un soulèvement avorté.

La rébellion de 2011 est finalement la bonne. Avec l’appui décisif de l’OTAN, les Libyens renversent leur dictateur. Grand artisan de cette intervention, comme l’a abondamment documenté Mediapart, le président français de l’époque, Nicolas Sarkozy, prend la pose à Benghazi puis rentre à Paris. Après lui, le déluge : pris en étau par différentes milices et groupes terroristes, le foyer de la révolution doit son salut à l’intervention d’Haftar, dont les hommes mettent trois ans à s’imposer. Résultat, le maréchal « est ici populaire car ça a été le seul à se préoccuper de la région quand tout le monde s’en détournait », constate Mathieu Galtier.

Géographie de l’opération Barkhane
Crédits : Fondation Veolia

Depuis février 2014, il ne fait aucun mystère de son ambition de devenir le nouveau guide libyen. Cela n’empêche pas Paris de le soutenir dès ses premières manœuvres dans l’est. Membre du conseil de sécurité de l’ONU, qui ne reconnaît que le gouvernement de Tripoli, la France entretient dans le même temps de bonnes relations avec lui. Car le relatif ordre qu’il fait régner près des frontières est précieux pour l’opération Barkhane, lancée en 2014 avec l’objectif de contenir la menace terroriste au Sahel. « Son aide permet d’en alléger le coût », pense Mathieu Galtier. Aussi, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, est-il très proche d’Haftar, qu’il fréquentait déjà sous la présidence Hollande.

Cellules dormantes

Pour un pays aux déserts immenses, la Libye a du mal à trouver un peu de tranquillité. Quand les Américains, les Britanniques, les Allemands et les Français rappellent leurs diplomates ou ferment leurs ambassades, en 2014, l’Égypte et les Émirats arabes unis en profitent pour abattre quelques cartes. Non seulement ils envoient du matériel et forment les hommes d’Haftar, mais ils mettent aussi à leur disposition une base aérienne à Al Khadim. Constatant que l’effort est encore insuffisant face au pullulement de cellules djihadistes, Paris envoie des conseillers près de Benghazi fin 2015. Au même moment, l’accord de Shkirat prévoit la création d’un gouvernement d’union nationale en vue de réunir le pays dans les deux ans.

Après la mort de trois soldats l’année suivante, le gouvernement français est contraint de reconnaître qu’il est présent aux côtés du maréchal. Évoquée par Le Monde en février, cette intervention se résume à « des opérations périlleuses de renseignement en Libye », élude François Hollande au mois de juillet. Paris est donc particulièrement bien placée pour voir l’Armée nationale libyenne (ALN) d’Haftar s’emparer des puits de pétrole un à un pour consolider son pouvoir. Avec ces revenus, elle s’allie le soutien de nombreuses tribus. Lorsqu’elle essayera de vendre le brut en court-circuitant Tripoli, en juin 2018, la défiance de la communauté internationale la poussera néanmoins faire marche arrière. Avec l’aide de la Russie, cet État parallèle bat en revanche sa propre monnaie.

« Personne ne peut contrôler le pays entièrement »

En le traitant en acteur incontournable, la France appuie sa légitimité. À l’été 2017, Emmanuel Macron invite Fayez al-Sarraj et Khalifa Haftar à discuter d’un cessez-le-feu au château de La Celle-Saint-Cloud, près de Paris. « Selon plusieurs spécialistes de la question libyenne », écrit alors France 24, « l’intervention d’Emmanuel Macron a plutôt aggravé la situation, en plaçant sur un pied d’égalité Fayez al-Sarraj, chef d’un gouvernement d’union nationale constitué au terme de négociations rassemblant théoriquement toutes les sensibilités libyennes et reconnu par la communauté internationale, et Khalifa Haftar, chef militaire qui a imposé son contrôle de l’ouest du pays par la force. Et ce dernier est sorti grandi de la rencontre de La Celle-Saint-Cloud. »

Il ne faut donc pas s’étonner que, fort de cette stature, l’ancien allié de Kadhafi voie quelques mois plus tard l’accord de Skhirat comme « de l’encre sur du papier », d’autant que « la légitimité du gouvernement de Tripoli a été remise en cause dès le premier jour ». Dans un entretien accordé à Jeune Afrique en janvier 2018, il assure « garder espoir » dans une solution diplomatique mais se dit prêt, en cas d’impasse, à prendre par la force les 10 % du territoire qui lui échappent. L’ALN, y possède selon lui « des cellules dormantes qu’il sera facile d’activer ». Cela inquiète-t-il à Paris ? On peut en douter. En avril, le gradé est soigné d’une attaque cérébrale en France.

Dans les mois qui suivent, Haftar est invité en Italie et discute régulièrement avec les officiels des Nations unies. « Il a obtenu quasiment tout ce qu’il voulait », estime Mathieu Galtier. Au mois de mars 2019, sa réception en Arabie saoudite passe pour un adoubement. Tout en acceptant les pourparlers, cet admirateur de De Gaulle qui se rêve en maréchal Sissi libyen continue à lorgner Tripoli. La France le sait. « En apparence, elle déclare soutenir le gouvernement reconnu internationalement mais, avec les Émirats arabes unis, elle soutient Haftar et l’aide ainsi dans son offensive », juge Anas El Gomati, directeur du think tank Sadeq Institute, basé à Tripoli. D’après lui, des Français sont présents sur la base aérienne d’Al-Watiyah, d’où partent les offensives de l’ALN. « Je n’ai pas de confirmation de cette information », indique Mathieu Galtier.

Comme à chacune de ses menées, le maréchal Haftar avait annoncé le lancement d’une opération éclair. Et comme à chaque fois, le conflit dure et menace de s’enliser. Que ce soit à Tripoli, où il n’est déjà guère populaire, ou à Misrata, où on le hait ouvertement, le temps ne joue pas pour lui. À ce rythme, « la France va peut-être devoir revoir sa stratégie », avertit Mathieu Galtier. Même si ses hommes entrent dans la capitale, leur effort laissera d’autres régions à découvert. « Personne ne peut contrôler le pays entièrement », souffle le journaliste.


Couverture : Le maréchal Haftar. (Libyan Armed forces/Facebook)