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Analyse

Chine : le commerce toujours juteux des prélèvements d’organes sur des condamnés à mort

Des chirurgiens chinois en pleine transplantation d'un rein à l'hôpital Xiangya n°2 de la Central South University à Changshan capitale de la province chinoise du Henan, le 6 mars 2007. (NBC)
Des chirurgiens chinois en pleine transplantation d'un rein à l'hôpital Xiangya n°2 de la Central South University à Changshan capitale de la province chinoise du Henan, le 6 mars 2007. (NBC)
Beaucoup le savent depuis des années et les rumeurs sont maintenant devenues preuves. Des hôpitaux en Chine procèdent à des prélèvements d’organes sur des condamnés à mort pour ensuite les greffer sur des clients occidentaux fortunés. Un commerce sordide mais juteux : il rapporte bon an mal an des milliards de dollars.
Les victimes de ces pratiques odieuses ne sont évidemment plus là pour témoigner. Mais des éléments tangibles s’accumulent au point qu’il n’est plus guère permis de douter de ce trafic d’organes qui porte sur des reins, des foies, des cœurs et d’autres organes vitaux du corps humain.
*Organisé par le Centre for Himalayan Asia Studies and Engagement (CHASE) et le Tibetan Youth Congress (TYC)
Le chercheur américain Ethan Gutman, auteur de deux livres sur le sujet, a expliqué à l’occasion d’un webinaire* le 17 décembre dernier que la pratique est répandue en Chine depuis les années 1980 : « En 2022, cette pratique est devenue banale pour des patients de pays riches tels que des Allemands qui débarquent de leur avion à Shanghai pour recevoir une greffe de foie opérée en quelques heures, recevant un organe fraîchement prélevé qui correspond exactement à leur profil sanguin. Cela signifie tout simplement que les victimes, identifiées à partir de données sanguines déjà collectées dans des banques de données, sont extraites de leur centre de détention et conduites dans l’hôpital où se trouve le client. Nos recherches attestent du fait qu’en de nombreux cas, des « donneurs » Ouïghours sont conduits de l’ouest de la Chine par avion vers des pays du Golfe pour procurer des organes « frais » et « halals » à de riches Cheikhs. »
Des images satellite prises de camps de détention au Xinjiang, de même que des témoignages de première main recueillis dans cette région peuplée de Ouïghours et d’autres minorités ethniques musulmanes, « montrent que les autorités chinoises ont ouvert en 2018 neuf crématoriums rattachés à ces camps qui sont gardés dans chacun de ces crématoriums par cinquante gardes chinois qui perçoivent des salaires équivalents à 1200 dollars par mois, poursuit Ethan Gutman. Je me pose la question de savoir pourquoi ils ont besoin de crématoriums pour des musulmans qui doivent [selon les rites musulmans] être enterrés après leur mort ? Cela démontre qu’après ces prélèvements d’organes, les autorités chinoises brûlent les corps pour éliminer toute trace de ces meurtres. »
Selon Vijay Kranti, président du Centre for Himalayen Asian Studies and Engagement (CHASE) basé à New Delhi qui a organisé ce webinaire, les victimes de ces prélèvements d’organes sont pour la plupart des Ouïghours, des Tibétains, des membres de la secte interdite Falun Gong ainsi que des chrétiens condamnés à mort et d’autres prisonniers politiques ou de conscience. La pratique très rémunératrice a même suscité une sorte de concurrence entre des institutions médicales chinoises attirées par des profits faciles, avec des cas signalés d’enlèvements d’adolescents dans des familles chinoises pauvres qui sont ensuite eux aussi des victimes de ces pratiques abjectes.

« Il est désormais clair que les autorités chinoises ne peuvent pas expliquer comment elles peuvent offrir tant d’organes chaque année sur la base d’un nombre très faible de volontaires enregistrés »

Jennifer Zeng est une ancienne membre du Falun Gong, très populaire en Chine. La secte a rassemblé jusqu’à 70 à 100 millions d’adeptes avant de devenir la cible d’une répression féroce des autorités avec l’arrestation de millions de membres, selon elle. Jennifer se souvient de l’année qu’elle a passée dans un camp de travail où étaient détenus quelque 900 membres de la secte. Maintenant réfugiée aux États-Unis où elle est devenue une présentatrice de télévision assez connue, elle a mis en place un canal YouTube intitulé « Inconvenient Truths by Jennifer Zeng » (Les vérités gênantes de Jennifer Zeng) ainsi qu’un blog. Elle a témoigné pendant ce webinaire du 17 décembre : « Les données médicales détaillées et le profil sanguin de quelque deux millions de prisonniers du Falun Gong ont été récoltés pour nourrir une base de donnée nationale dans le but de servir à des hôpitaux qui procèdent à ces transplantations d’organes. »
Ce n’est que lorsqu’elle a réussi à fuir en Australie en 2001, qu’elle dit avoir réalisé l’ampleur du phénomène. Pékin a longtemps affirmé que ces organes étaient prélevés sur des donneurs tous volontaires. Mais « il est désormais clair que les autorités chinoises ne peuvent pas expliquer comment elles peuvent offrir tant d’organes chaque année sur la base d’un nombre très faible de volontaires enregistrés, explique-t-elle. Puisque les hôpitaux proposent des organes de tous les groupes sanguins souhaités et qui répondent à des profils différents dans un laps de temps aussi court, cela montre tout simplement que des millions de personnes ont été tuées au cours des années juste pour la pratique de ce business atroce. »
Une nouvelle tendance est apparue en Chine, ajoute Jennifer Zeng : celle de la disparition d’adolescents dont les corps sont ensuite retrouvés avec des balafres qui révèlent que des organes ont été prélevés. Elle mentionne le cas d’une mère dans le Sichuan dont le jeune fils avait quitté l’appartement pour déposer des déchets ménagers dans un conteneur mais qui n’est jamais revenu. Cette mère a retrouvé le corps de son enfant mutilé à quelques kilomètres du domicile quelques jours plus tard. « Les informations faisant état de disparitions d’écoliers ou d’étudiants sont devenues communes maintenant, souligne Jennifer Zeng. Il apparaît que l’appât du gain de certains hôpitaux est tel qu’ils ont recours à des bandes criminelles et à la mafia pour se charger de ces enlèvements. »

« Trois de ces adolescents avaient des cicatrices sur leur ventre et l’un de leurs reins manquait »

Le docteur Enver Tohti Bughda a témoigné quant à lui de cette période où il était médecin dans un hôpital d’Urumqi, la capitale du Xinjiang, région où des criminels condamnés à la peine capitale étaient exécutés par des membres de la police : « Lorsque le foie ou les reins de la personne exécutée étaient prélevés, je pensais que c’était là quelque chose de normal et qu’il était « bien » que ces organes puissent ensuite servir à sauver des vies. Mais c’est lorsque j’ai émigré au Royaume-Uni que j’ai pris conscience qu’il s’agissait de crimes contre l’humanité. Quand j’ai commencé à analyser les sites officiels de certains hôpitaux chinois, j’ai été choqué de constater la façon dont ils faisaient la publicité sur les services qu’ils proposent à des patients étrangers. »
« Ils offrent une transplantation de tout organe répondant au profil sanguin en moins d’une semaine, poursuit le docteur Tohti. Pour une transplantation de foie, certains de ces hôpitaux proposent de trouver un organe compatible en moins de quatre heures après l‘arrivée du patient. Dans beaucoup de cas, leurs offres précisent : « Achetez-en un et le deuxième est gratuit » – comme pour des produits de consommation courante. Étant moi-même médecin, je sais qu’aucun organe ne peut survivre longtemps une fois prélevé. Cela prouve qu’ils disposent d’un stock suffisant de vies humaines de différents profils sanguins. C’est un peu comme si vous étiez dans un restaurant qui vous propose de choisir l’un des poissons que vous voyez vivants dans un aquarium. »
Le médecin se souvient : « À Urumqi, lorsque des Ouïghours apprenaient l’existence d’un médecin lui-même ouïghour qui parlait donc leur langue, beaucoup d’entre eux venaient me voir avec leur adolescent et me demandaient de chercher si l’un de ses organes n’avait pas été prélevé pendant sa détention dans un camp de travail. Sur la centaine de ces cas, j’ai été choqué de découvrir que trois de ces adolescents avaient des cicatrices sur leur ventre et que l’un de leurs reins manquait. » Le docteur Tohti a mené un travail d’enquête sur le système médical chinois ces dernières années : il a pu constater la construction de petits aéroports à proximité de camps de détentions de prisonniers ouïghours au Xinjiang. « Ces aéroports permettent de faciliter des livraisons rapides d’organes prélevés à la demande de différents hôpitaux dans des villes lointaines en Chine, explique-t-il. Il est fréquent que des « donneurs » vivants soient transportés par avion vers d’autres pays pour une livraison d’organes frais. »

La « liste »

*La santé en bande organisée – enquête, éditions Robert Laffont 2022.
Dans un livre intitulé La santé en bande organisée*, Anne Jouan, journaliste au Figaro et le professeur Christian Riché, médecin et pharmacologue, expliquent comment, dans les années 1980, lors d’un voyage en Chine, ils ont eu connaissance de ce trafic d’organes à grande échelle. Accompagné de cardiologues connus, Christian Riché raconte leur arrivée à Hong Kong puis à Canton, la grande ville du sud de la Chine. « Nous étions à la frontière de deux mondes. Canton, ultramoderne, et, juste au pied de l’hôtel, la ville ancienne, pas encore rasée. »
Puis vint la visite d’un hôpital et de son service de transplantation rénale. « Les récents transplantés étaient regroupé dans une salle, raconte le professeur Riché. C’était serré et les lits étaient tous occupés. Mais, tout de suite, deux points remarquables nous sont apparus. La majorité des malades n’étaient pas des Asiatiques mais des Caucasiens. Et le matériel de surveillance équipant chaque lit correspondait au nec plus ultra de la technologie. » Alors succéda un débriefing avec des médecins chinois, dont le responsable s’exprimait en anglais. « Puis le professeur français de néphrologie osa une première question indiscrète. Il demanda pourquoi la très grande majorité des patients semblait venir de territoires non asiatiques. Notre hôte s’expliqua : il s’agissait d’un service de prestige, ouvert à tous les patients du monde et donc particulièrement fréquenté par des malades venus des États-Unis et d’Australie. »
« Toujours dans le plus grand calme, écrit encore Christian Riché, le confrère chinois expliqua convoquer les patients dès lors qu’il y avait un sujet compatible sur la « liste ». Un peu interloqués, nous l’interrogeâmes : s’agissait-il d’un trafic d’organes où certains nécessiteux donneraient, contre rétribution, un de leurs reins, à un inconnu ? L’hôte nous rassura vite : la Chine avait une éthique, et ce don avec donneur vivant n’était pas possible qu’entre personnes se connaissant ou ayant des liens familiaux. Puis, toujours sans se départir de son calme, il nous expliqua la nature de la « liste » : celle des condamnés à mort. »
« Quand un postulant à la greffe se faisait connaître, on exécutait un malheureux, rapporte le professeur. Il détailla alors la préparation du malade, l’exécution organisée pas très loin pour des questions de qualité du greffon, le prélèvement sur place, puis le transfert d’organe, l’acte chirurgical. Tout était synchronisé et réalisé dans un temps record afin de garantir le plein succès de l’opération. À l’écouter, les clients étaient tous très satisfaits. Nous, figés de terreur, étions incapables de dire un mot. Quand nous reprîmes notre souffle, mon voisin se pencha vers moi pour me murmurer : « Il a bien dit condamné à mort ? » Je ne me souviens plus de ma réponse, perdu que j’étais à penser aux riches patients alités là. Pour obtenir prioritairement une greffe, ils rentraient, moyennant finance, dans un processus odieux, qu’ils ne pouvaient ignorer. »

China Tribunal

La Chine possède actuellement le deuxième plus grand programme de greffes au monde. Ces dernières ont augmenté rapidement au début des années 2000, sans qu’il y ait une augmentation correspondante des donneurs d’organes volontaires, ce qui a suscité des questions sur l’origine des organes. Les préoccupations concernant les prélèvements d’organes forcés ont commencé à émerger en 2006-2007, grâce au travail de deux avocats internationaux spécialisés dans les droits de l’homme, David Kilgour et David Matas, nommés pour le prix Nobel de la paix pour leur travail. Plus d’une décennie après, se formait en 2019 le China Tribunal, un comité indépendant composé d’avocats, d’experts des droits de l’homme et d’un chirurgien spécialisé dans les transplantations, dirigé par Sir Geoffrey Nice. Son objectif : enquêter de manière indépendante sur les allégations de prélèvements d’organes forcés.
Ce Tribunal a examiné de multiples types de preuves, notamment les nombres de transplantations, les tests médicaux réalisés sur des prisonniers détenus, les appels téléphoniques enregistrés vers les hôpitaux de transplantation ainsi que les témoignages de chirurgiens et de prisonniers. La conclusion finale », publiée en mars 2020, « a confirmé au-delà de tout doute raisonnable » que la Chine utilisait des prisonniers d’opinion exécutés comme source d’organes pour la greffe depuis de nombreuses années. « Sur la base de toutes les preuves directes et indirectes, le Tribunal conclut avec certitude que des prélèvements forcés d’organes ont eu lieu en de multiples endroits de la RPC [République populaire de Chine] et à de multiples occasions sur une période d’au moins vingt ans, et se poursuivent à ce jour. » Le Tribunal conclut également être en mesure d’affirmer « avec certitude », que le Parti communiste chinois s’est rendu coupable d’actes de torture infligés aux Ouïghours et que des prélèvements forcés d’organes ont eu lieu en de multiples endroits de la République populaire de Chine et à de multiples occasions sur une période d’au moins vingt ans.
L’American Journal of Transplantation, la principale revue mondiale sur les procédures de transplantations, a publié, quant à elle, en avril 2022 un article qui a révélé que la mort cérébrale n’avait pas été déclarée dans de nombreux cas de prélèvements d’organes en Chine, et que le prélèvement des organes vitaux du donneur était la cause réelle du décès. En d’autres termes, ces prisonniers étaient exécutés par prélèvement de leurs organes à des fins de transplantation. La Société internationale de transplantation cardiaque et pulmonaire a publié en juin dernier une déclaration de politique générale excluant les demandes « liées à la transplantation et impliquant des organes ou des tissus provenant de donneurs humains en République populaire de Chine ».
En 2020, Nathalie Goulet, une sénatrice qui s’exprimait lors d’une séance au Sénat, attirait l’attention du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères sur les nombreuses alertes parues récemment sur des trafic d’organes en provenance de Chine. Elle rappelait que le 12 juin 2020, des sénateurs belges avaient demandé l’ouverture d’une enquête des Nations Unies sur le trafic et la transplantation d’organes en Chine. En réponse à cette demande, un responsable du ministère avait apporté la réponse suivante : « La lutte contre le trafic et la traite des êtres humains constitue une priorité de premier plan pour l’action de la France sur la scène internationale. La Chine a rendu illégal le trafic d’organes en 2007 et a officiellement mis fin, en 2015, aux prélèvements d’organes sur des prisonniers exécutés. En vertu de ces décisions, le système de transplantation doit désormais reposer exclusivement sur des dons d’organes. »
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi), puis début 2023 "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste" (L'Aube).