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EnquêteÉconomie

Non, la Chine ne pille pas la forêt française

Selon la Fédération nationale du bois, les Chinois pilleraient les chênes français, privant les professionnels de leur activité. La réalité est bien plus complexe. Les professionnels français s’adaptent mal à la diversité des forêts et à la mutation du marché mondial.

Des centaines de troncs coupés, empilés en bordure de chemin forestier sont chargés dans des conteneurs, destination la Chine. L’image a de quoi choquer le promeneur dominical appréciant l’ombre des houppiers. Les chiffres aussi : 25 à 30 % du chêne récolté dans les forêts françaises serait exporté tel quel, sous la forme de grumes (c’est-à-dire de troncs). Les exportations de chêne brut auraient ainsi été multipliées par 10 en dix ans. Principale destination, la Chine, qui achèterait « environ 17,5 % des grumes de chêne français », a calculé la Fédération nationale du bois (FNB).

Conséquence : les entreprises françaises n’ont plus de chêne à se mettre sous la scie, selon l’organisation professionnelle. « Les scieries de chêne fonctionnent à 60 % de leurs capacités par manque de matière première. Certaines sont déjà au chômage technique ou en horaires réduits », avertissait la FNB en février. À grand renfort de communiqués, de conférence de presse et d’un sondage indiquant que 9 Français sur 10 ne veulent pas que leur bois parte en Chine, la FNB tire la sonnette d’alarme.

Sur le terrain, effectivement, la situation est paradoxale : alors que la demande de chêne, tirée par les pays émergents, augmente, alors que la ressource française dans cette matière première est abondante, la filière souffre. « On reçoit plus de demandes que ce que l’on peut offrir », constate André Sarais, patron de l’entreprise Aveyron scierie bois. 80 % de ce qu’il scie est du chêne. « Son prix a augmenté de 25 % ces deux dernières années »,, observe-t-il. Même constat en Haute-Saône, premier département producteur de chêne, à la scierie du Gros Chêne. « La demande pour le parquet et les meubles augmente. Il y a des commandes que l’on ne peut pas honorer faute de matière première, c’est rageant », explique Philippe Marey, le gérant. Il se fournit principalement auprès de l’ONF (Office national des forêts, le gestionnaire des forêts publiques), qui organise chaque année des ventes de bois. « Avant, sur un lot, on était 5 ou 6 à faire une offre ; désormais, on est 15 ou 16 », raconte-t-il. Il faut alors se rabattre sur du bois de moins bonne qualité. Cette évolution se constate aussi en aval dans la filière : « Pour le même prix, on a désormais la qualité de chêne inférieure », confirme un menuisier à Reporterre.

Trop de prélèvements dans la forêt française ?

« Si l’on ne fait rien, on va mourir, plaide Nicolas Douzain, président de la FNB. La Chine a pillé sa propre forêt et a désormais interdit l’exploitation du chêne. Tous les principaux pays producteurs de chêne ont pris des mesures afin de limiter son exportation sous une forme brute, sauf la France et la Belgique », explique-t-il.

La forêt va-t-elle pouvoir supporter cette pression ? « Si l’on respecte les principes de gestion durable de la forêt française, on atteint le seuil de 90 % de ce que l’on peut collecter », avertit le président de la fédération. Dans les faits, l’impact est difficile à mesurer. Les acteurs ne sont pas d’accord sur les chiffres, et ceux des douanes françaises sont considérés comme trop imprécis par plusieurs acteurs de la filière. Par ailleurs, la situation est différente si l’on parle de forêt privée ou publique.

La forêt publique est a priori protégée de cet appétit chinois pour les grumes de chêne : afin de limiter les exportations de chêne brut, l’ONF a mis en place un label « transformation UE », obligeant l’acheteur de bois public à effectuer la première transformation dans l’Union européenne. Mais, l’impact chinois sur la forêt publique est indirect et passe par l’augmentation du prix du chêne : « L’ONF assoit son financement sur la vente du bois. Le chêne est désormais l’essence qui se vend le mieux et le plus cher. Donc, l’ONF veut augmenter les ventes, et les grandes forêts domaniales ont été fortement sollicitées », observe Philippe Berger, membre du collectif SOS forêts et secrétaire national du syndicat des agents de l’ONF Snupfen-Solidaires. L’ONF représente un quart des surfaces forestières mais, en tant que propriétaire des plus belles forêts, l’établissement public produit 40 % du bois récolté en France. « On coupe des chênes de plus en plus jeunes, et on a fortement augmenté la quantité de mètres cubes de bois prélevés sur chaque hectare, poursuit le syndicaliste. Si on continue, il y aura moins de production dans les années qui viennent. »

Par ailleurs, l’appel au secours de la FNB a été lancé dans le contexte de changement des processus de commercialisation du bois de l’ONF. « Les acteurs font du lobbying vis-à-vis du ministère de l’Agriculture », analyse Julie Marsaud, en charge du dossier forêt à France nature environnement (FNE). L’ONF voudrait passer du système des ventes publiques à celui des contrats d’approvisionnement. Dans le cadre de ces contrats, les scieurs chercheraient à se voir garantir des prix raisonnables. « Ces contrats pourraient conduire à des recettes pour l’ONF plus faibles que les ventes publiques, craint Philippe Berger de l’ONF. Cela amoindrirait encore les ressources de l’ONF. L’État soutient la filière via l’ONF, mais sans compensation », regrette-t-il.

« Les Chinois achètent les chênes de petit diamètre 30 à 40 % plus cher »

D’ailleurs, la FNB ne se plaint pas du comportement de l’ONF. « Ce sont les propriétaires privés qui ne jouent pas le jeu », dit son président, Nicolas Douzain. La majorité du chêne exporté est issu des forêts privées. Ce seraient leurs propriétaires qui, via les coopératives forestières et des négociants, vendraient à la Chine plutôt qu’aux scieurs français. « Aucun forestier privé n’a envie de vendre à un Chinois », répond Antoine d’Amécourt, président de Fransylva, la fédération des forestiers privés de France (elle représente 1/5e des surfaces de forêts privées). « Le coût du transport du bois est intégré par le vendeur. Pourtant, le scieur à trois kilomètres de la forêt n’arrive pas à proposer un prix permettant de concurrencer un acheteur chinois qui doit transporter le bois bien plus loin. Il y a quelque chose que je ne comprends pas », dit le propriétaire forestier.

Lisez entre les lignes que les scieurs français ne sont pas prêts à payer le « vrai » prix du bois, c’est-à-dire celui du marché mondial. « Les Chinois achètent les chênes de petit diamètre 30 à 40 % plus cher », assure David Roy, représentant en France de l’entreprise DSH Wood. Exploitant forestier et négociant, il achète du bois en Europe et le revend à l’international, souvent en Chine. La mondialisation a bouleversé la donne du commerce du bois et les scieurs ne sont plus maîtres du prix de la matière première. « Avant, ils s’entendaient entre eux sur une région sur les prix, et les propriétaires n’avaient pas d’autre choix qu’accepter », explique encore ce fin connaisseur du monde du bois.

Nicolas Douzain, le propriétaire, et David Roy, l’exportateur, ne semblent cependant pas s’inquiéter des conséquences sur l’avenir de la forêt de l’appétit chinois. On n’en extrait que la moitié de ce que l’on pourrait prélever, assurent-ils en chœur. « Il n’y a pas pillage des ressources françaises, assure également Julie Marsaud, de FNE. On a, en France, une multiplicité de petits propriétaires forestiers fiers de leur patrimoine, et cela protège d’un épuisement brutal. »

Mais, comme pour l’impact sur la forêt publique, la demande chinoise a des conséquences indirectes sur la forêt française : un tronc permet d’obtenir des planches, mais aussi des chutes, valorisées en bois-énergie. Chaque grume exportée, c’est donc aussi le risque de devoir exploiter davantage la forêt — voire d’importer du bois — pour compenser ce déficit en bois-énergie.

« La filière bois n’a pas su s’adapter à la diversité de la forêt française »

Surtout, la source des problèmes de la filière bois ne serait pas à chercher du côté des exportations… Mais plutôt d’une inadaptation des scieries au bois produit par les forêts françaises. « Les membres de la FNB ont tendance à oublier qu’il n’y a pas que du beau chêne dans la forêt française, s’agace David Roy. J’exporte du frêne, du hêtre, du peuplier à cœur noir car ils ne sont pas valorisés par les scieries françaises. Quant au chêne, j’en ai proposé un lot qui était destiné à la Chine à des scieurs de la FNB, ils n’en ont pas voulu parce que c’est du chêne de petit diamètre ! »

« La filière bois n’a pas su s’adapter à la diversité de la forêt française, confirme Julie Marsaud, de FNE. On recense 130 espèces d’arbres en France, nous avons quatre domaines écologiques différents représentés sur le territoire, sur les six présents en Europe, c’est unique sur le continent, souligne-t-elle. Les acteurs industriels demandent que la forêt s’adapte à leurs besoins, nous, on aimerait que ce soit l’inverse. »

« Il faut que l’on arrive à valoriser le bois en circuit court », estime Antoine d’Amécourt, le représentant des propriétaires forestiers. Il raconte avoir mis en place une petite scierie mobile afin de distribuer le bois de son exploitation aux habitants alentour. « On valorise ainsi du charme, du robinier, du hêtre, du châtaignier… dit-il. Je suis pour que tous les bois récoltés en France y soient transformés, mais je ne suis pas prêt à brader mes chênes pour éviter qu’ils partent en Chine . »

La proposition de dialogue afin de sauver la filière bois française est sur la table. Tout le monde jouera-t-il franc jeu ? Le négociant David Roy en doute : « En coulisse, les gros scieurs de la FNB disent que le gâteau est devenu trop petit et qu’il faut que les petits scieurs disparaissent. »

À en croire Philippe Berger, le syndicaliste de l’ONF, il y a là un choix à faire sur le modèle de développement : « L’État veut une concentration de la filière autour de grosses structures. Pourtant, dans le Jura, un tissu de petits scieurs valorisant le bois local s’est maintenu. Le prix du bois y est plus cher, mais ils savent le valoriser et cela maintient de l’emploi. »

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