“Netflix fait courir un vrai danger à la diversité culturelle”, estime le patron des salles d’art et d’essai françaises 

Vous ne verrez pas le Lion d’or de la Mostra 2018 au cinéma. Netflix a acquis les droits de diffusion à titre exclusif de “Roma”, le nouveau film d’Alfonso Cuaron. Le président de l’Association française des cinéma d’art et d’essai nous livre son point de vue sur un Lion d’or qui fait rugir.

Par Aurélien Ferenczi

Publié le 20 septembre 2018 à 17h10

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h16

Il y a quelques jours, l’AFCAE, Association française des cinéma d’art et d’essai, publiait un communiqué intitulé Un Lion d’or réservé aux abonnés Netflix, regrettant le triomphe au Festival de Venise du film d’Alfonso Cuaron, Roma, acheté par la plateforme américaine qui le diffusera à partir du 12 décembre 2018. Quelques jours plus tard, c’était l’Unic (Union internationale des cinémas), fédération d’exploitants à l’échelle européenne, qui réclamait sur son site que ne soient sélectionnables en compétition dans les grands festivals que les films assurés de sortir en salles.

La question est complexe, elle concerne à la fois la mutation des usages et le maintien nécessaire d’une diversité culturelle. François Aymé, directeur du cinéma Jean-Eustache de Pessac et du Festival du film d'Histoire, président de l’AFCAE, association qui représente la moitié des cinémas en France (partenaire du Festival Cinéma Télérama) pointe la dérégulation que pourrait provoquer, à terme, le développement de Netflix.

Pourquoi ce communiqué déplorant le Lion d'or vénitien attribué à Roma, d'Alfonso Cuaron ?
C'est un fait exceptionnel, c'est la première fois qu'un film de cinéma, primé dans le plus ancien festival du monde, ne sortira pas en salles. Cela questionne le rapport de l'œuvre et de son mode de diffusion. A notre connaissance, Roma ne sortira quasiment nulle part, à part des locations ponctuelles de salles dans certaines villes. Des sorties alibis, sans véritable enjeu médiatique ou commercial. Un prétexte pour pouvoir concourir aux Oscars, et dire au réalisateur que son film a une vie en salles.
Mais une large partie du public n'aura pas accès au film si ce n'est en s'abonnant. Netflix privatise l'accès à une œuvre consacrée par un grand festival de cinéma, qui bénéficie de l’expérience et du travail de gens de cinéma. Cela choquerait si le prix Goncourt n'était accessible qu'en adhérant au Club français du livre…

C'est le principe de l'abonnement qui vous gêne ?
Le principe d'exclusivité. Aujourd'hui, le schéma de diffusion des œuvres, c'est une succession de fenêtres et chacun choisit celle qui l'arrange. Vous pouvez voir un film en salles ou attendre sa seconde ou troisième vie sur les différents supports de diffusion. Avec Netflix, il y a une exclusivité pérenne. C'est dommageable dans la relation à l'œuvre. La « case » salle disparaît : ce n'est pas que le confort technique qui est en jeu, c'est la sortie culturelle. 
Il va sans doute falloir mieux expliquer ce qui se passe autour de la sortie en salles : le public n'a pas forcément conscience du processus de médiation à l’œuvre, qu'il passe par les festivals, la presse, les salles ou les amis. Quand sortent des films comme Petit paysan ou 120 Battements par minute, leur carrière, sur une certaine durée, leur permet de bâtir une image, et certaines personnes, pas forcément attirées a priori, iront quand même les voir. Je ne crois pas que la plateforme construise cela. En tout cas, pas aujourd'hui.

La Ballade de Buster Scruggs, des frères Coen, avec Tim Blake Nelson.

La Ballade de Buster Scruggs, des frères Coen, avec Tim Blake Nelson.

© Netflix

Ne faudrait-il pas chercher à discuter avec Netflix ? C'était la position de Thierry Frémaux : considérer leurs films ouvre la possibilité d’une négociation.
Mais le Festival de Cannes était prêt à montrer Roma, d'Alfonso Cuaron, hors compétition. C’est Netflix qui a refusé. Il y a quelque chose de maximaliste dans leur position : on n'existe que depuis quelques années, mais on veut être en compétition ou rien ! Netflix peut vérifier ce qu'un festival apporte hors compétition : Star Wars est passé à Cannes hors compétition. 
La stratégie de Netflix est une logique de déclenchement d'abonnement : Netflix ne raisonne pas pour le bien du film, le film est le produit d'appel, de légitimation. C'est une manière de dire : « regardez, nous avons les films des frères Coen, de Scorsese, de Soderbergh, nous sommes capables de faire des grands films d'auteurs ». Bien sûr, Netflix rend ces films possibles, mais le film des frères Coen, c'est un film de cinéma : le sketch du milieu est quasiment muet et dure vingt minutes. Il faut être concentré. La concentration, c'est plus compliqué chez soi. Empêcher le film de passer par la salle, ce n'est pas le servir.

“Le système d'algorithme est antinomique avec le cinéma que l'on défend”

Et en parler aux cinéastes eux-mêmes ? 
C'est quelque chose qu'on envisage. Prenez Martin Scorsese, on sait que c’est un amoureux du cinéma par les livres qu'il a écrits, les films qu'il a tournés sur les cinémas italien et américain, son implication dans la restauration des œuvres, etc. On a du respect pour lui et pour ses films, mais on est interloqué par le fait qu'il renonce à sortir en salles son prochain film, The Irishman, produit par Netflix. Cela change le rapport au public et l'inscription de l’œuvre dans l'histoire du cinéma.
Je sais qu'il y a de bonnes séries et de bons films sur Netflix. Mais la démarche est plus consumériste, le destin des films plus éphémère. Quand un film sort en salles, il y a une attente, des affiches, de la presse, on en parle, c’est ainsi qu’il peut être amené à durer. Alors que Netflix donne le sentiment d'un flux. Le système d'algorithme est antinomique avec le cinéma que l'on défend, le cinéma d'auteur, le cinéma d'art et d'essai, et le public ne le comprend pas forcément : l'algorithme exclut des films que vous pourriez découvrir parce qu'ils ne ressemblent pas à ceux que vous avez déjà vus sur la plateforme.
Vous ne regardez pas de documentaires ? Vous n'auriez pas vu Demain ou Etre et Avoir qui, en salles, ont dépassé le public des amateurs de documentaires. On reste dans des cases, alors que les grands films sont ceux qui arrivent à sortir des cases. 

Votre communiqué est-il aussi une mise en garde adressée au Festival de Cannes ?
Oui, tout à fait. Il y a plusieurs grilles de lecture. Une vision économique à court terme : Netflix est un succès qui correspond à des envies, des comportements que les gens apprécient, c'est indiscutable. Une autre sur le moyen et le long terme, qui est plus culturelle et soucieuse de la diversité de l'œuvre. Si demain Netflix a une position plus dominante encore, est-ce qu'on préservera la diversité culturelle ? Nous pensons qu'il y a un vrai danger. C'est ce qu'on peut dire à Alberto Barbera [le directeur du Festival de Venise, ndlr] : mettre Roma en compétition est une décision à court terme. Il n'a pas rencontré les trois cents exploitants art et essai italiens.
Connaissez-vous la part de marché du cinéma français au Etats-Unis ? 0,1%. La part de marché du cinéma mondial non anglophone aux Etats-Unis ? 1%. [la part de marché du film américain en France était de 48% en 2017, ndlr] C'est le résultat d'une dérégulation. Le risque c'est une normalisation de l'offre. Il faut que le public prenne conscience des enjeux : si l’on ne régule pas le développement de Netflix, le danger c'est qu'à moyen terme, il y ait un appauvrissement de la production. Un film comme Donbass, de Sergueï Loznitsa, qui sort prochainement en France, pourrait-il être sur Netflix ? On peut dire que ce n’est pas un film que Netflix a vocation à diffuser, mais si les titres porteurs de Soderbergh, Scorsese, Cuaron n'arrivent plus dans nos salles, pourrons-nous encore sortir des films comme Donbass ?

Qu'est-ce que le Festival de Cannes doit faire avec The Irishman, de Martin Scorsese, s'il est prêt et digne d'être sélectionné ?
C'est une vraie question : il faudrait sans doute le sélectionner hors compétition. Ce n'est pas un déshonneur. Woody Allen est toujours venu hors compétition. The Irishman ne doit pas prendre la place d'un film qui, lui, sortira en salles. J'imagine que c'est la position sur laquelle doit travailler le Conseil d'administration du Festival de Cannes. Le film sera ainsi vu par les professionnels, mais il ne doit pas concourir pour la Palme d'or.

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus