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Libye : l’amertume des Touareg, « citoyens de seconde zone »

Par  (Tunis, correspondant)

Publié le 19 octobre 2018 à 07h00, modifié le 22 octobre 2018 à 12h35

Temps de Lecture 4 min.

A voir Moulay Ag-Didi attablé à une terrasse d’une banlieue de Tunis bourgeonnant de nouveaux immeubles, on peine à réaliser qu’il est le chef politique des Touareg libyens. Avec sa barbe blanche et sa casquette bleu nuit, on le prendrait plutôt pour un artiste bohème quêtant l’inspiration dans les cafés. Et pourtant, l’homme n’est autre que le président du Conseil suprême des Touareg de Libye. Il a été élu en 2017 à la tête de cette instance représentative de la communauté en remplacement d’Hussein Al-Koni, une figure historique qui fut dix-sept ans durant ambassadeur du régime de Mouammar Kadhafi au Niger.

M. Ag-Didi est moins connu que son prédécesseur, moins lié au jeu cynique que fut celui du Guide de Tripoli à l’endroit des Touareg, minorité longtemps instrumentalisée pour servir les desseins géopolitiques de ce dernier dans l’aire sahélo-saharienne. De passage à Tunis, M. Ag-Didi a rencontré des Libyens y résidant, mais aussi des interlocuteurs internationaux dans l’intention de les sensibiliser à la cause touareg libyenne.

Inquiet, M. Ag-Didi met en garde contre la « grande menace » pour la stabilité régionale que représente le « manque de développement » dont souffre sa communauté, forte d’environ 250 000 personnes (soit environ 4 % de la population totale), surtout concentrées à proximité des frontières algérienne et nigérienne, dans le sud-ouest du pays. Selon lui, le chômage, la précarité des conditions de vie et l’« absence du gouvernement » risquent de pousser les jeunes de la communauté dans les bras des « trafiquants », des « criminels », voire des « terroristes ».

Les Touareg de Libye ont vécu l’après-révolution de 2011 dans l’amertume. Ils avaient été choyés par l’ancien régime, qui les avait recrutés en masse dans son appareil sécuritaire, un passif « kadhafiste » que les nouveaux maîtres issus de l’insurrection leur ont ensuite fait chèrement payer à travers des politiques discriminatoires. A l’époque de la Jamahiriya (« Etat des masses »), les combattants touareg avaient formé l’essentiel des troupes de la fameuse Légion islamique qui guerroya dans les années 1980 au Tchad et jusqu’au Liban.

Forts de leur expérience de combat, certains de ces « légionnaires » fomentèrent au seuil des années 1990 des rébellions au Mali et au Niger, à partir de sanctuaires du Sud libyen. Usant de la carte touareg pour consolider son influence dans le Sahel, Kadhafi s’imposa comme médiateur quand de nouvelles rébellions éclatèrent une quinzaine d’années plus tard contre les gouvernements de Bamako et de Niamey. Et quand il fut lui-même défié en 2011 par l’insurrection d’une partie de son propre peuple, le Guide enrôla des combattants touareg – libyens, maliens ou nigériens – dans les unités chargées de la répression.

UNE ASSISE AFFAIBLIE

Après la chute de Kadhafi, ces Touareg aux connexions transfrontalières et au patriotisme souvent suspect aux yeux des dirigeants de Tripoli ont été tenus à distance. Leur assise politique et économique dans le Fezzan, la région méridionale de la Libye, a été sévèrement affaiblie par l’essor d’un groupe concurrent, celui des Toubou, autre communauté sahélo-saharienne à cheval sur la Libye, le Niger et le Tchad. Ouvertement discriminés par Kadhafi, ils ont tôt embrassé la cause de l’insurrection, ce qui leur a permis de consolider, après 2011, leur emprise sur les frontières et les puits de pétrole.

La rivalité culmina dans une sanglante guerre interethnique en 2014-2015, dans la ville d’Oubari. Ces affrontements entre milices touareg et toubou firent environ 300 morts et 2 000 blessés. Un accord de paix parrainé par le Qatar fut signé à la fin de 2015, à Doha. Près de trois ans plus tard, la stabilité d’Oubari a été globalement préservée. Mais les promesses non tenues d’une reconstruction des quartiers détruits alimentent bien des crispations.

Une autre source de désenchantement des Touareg tient à la question, plus politique, de la citoyenneté. Afin de motiver des jeunes Touareg du Mali et du Niger à s’enrôler dans ses troupes, le Guide avait fait miroiter à ces derniers la promesse d’une future citoyenneté libyenne, un atout gratifiant à l’époque où la Libye brillait de tous ses feux d’eldorado pétrolier. Or, l’engagement n’a jamais été vraiment honoré. Nombre de familles de ces ex-combattants ont fait souche en Libye sans être considérées comme des Libyens à part entière.

Lors des premières élections législatives postrévolution, en 2012, ces Touareg d’origine sahélienne ont pu voter. Mais ce droit de vote leur a été retiré pour le scrutin de 2014, sous prétexte qu’ils ne possédaient pas de « numéro national », un document faisant office de carte d’identité. De nombreux Touareg s’inquiètent ainsi de devenir des « citoyens de seconde zone » en Libye. « C’est un crime contre la démocratie, dénonce M. Ag-Didi. La plupart de ces gens privés de leurs droits sont d’anciens militaires, ils ont défendu la Libye. » A en croire M. Ag-Didi, un tel déni de justice est potentiellement dangereux. « Ils ont tous une formation militaire, s’inquiète-t-il. Les déposséder de leurs droits peut fragiliser la stabilité de toute la région du Sahel. Car ils peuvent finir par rejoindre des groupes criminels. »

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Les Touareg ne sont pas seuls dans ce cas : nombre de Toubou sont aussi dépourvus de l’accès à la citoyenneté. Si le sentiment d’amertume est profond chez les Touareg, en raison de leur rôle militaire au service de Tripoli, ils continuent de proclamer leur loyalisme à l’égard du pays. Alors que des voix s’élèvent parfois pour défendre une option fédérale, voire séparatiste, M. Ag-Didi affiche son attachement à l’unité nationale. « Ce qui nous rassemble est plus fort que ce qui nous divise, dit-il. La Libye doit rester unie. »

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