Prix Albert-Londres 2018 : pourquoi est-il remis à Istanbul cette année ?

Les lauréats du prix Albert-Londres pour l’année 2018 seront connus lundi 22 octobre. Des récompenses francophones attribuées, de façon très symbolique, en Turquie, où la liberté de la presse est à terre. Retour sur l’histoire d’une récompense.

Par Aude Dassonville

Publié le 21 octobre 2018 à 14h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h14

Lundi 22 octobre sera remis à Istanbul, en Turquie, le prix Albert-Londres, qui récompense chaque année les meilleurs travaux journalistiques de presse écrite, de l’audiovisuel et, depuis l’an dernier, de l’édition. Avant de connaître les noms des successeurs de Samuel Forey (Le Figaro, récompensé pour ses reportages à Mossoul), Tristan Waleckx et Matthieu Rénier (Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien ? diffusé dans Complément d’enquête, sur France 2, le 7 avril 2016) ou encore David Thomson (Les Revenants, éd. Les Jours/ Le Seuil), Télérama revient aux sources de la plus prestigieuse des récompenses réservées aux journalistes francophones.

Qui était Albert Londres ?

Né en novembre 1884 à Vichy (Allier), Albert Londres fit ses premiers pas dans le métier au Palais Bourbon. Au vu des développements ultérieurs de sa carrière, on doute que le journalisme parlementaire et ses servitudes aient longtemps pu le satisfaire… C’est la Première Guerre mondiale qui, en quelque sorte, réléva cet insatiable épris de liberté à lui-même. Correspondant militaire pour le ministère de la guerre (puis correspondant de presse), Albert Londres signa des lignes inoubliables – que l’on lit encore avec révérence dans les écoles de journalisme – sur le bombardement de la cathédrale de Reims, le 19 septembre 1914.

Serbie, Albanie, Grèce, Turquie, Italie, Russie : le conflit achevé, Albert Londres ne cessa plus de voyager, jusqu’à voguer, en 1923, de Marseille à la Guyane française. Son reportage sur le bagne de Cayenne pour Le Petit Parisien, qui décrivit pendant un mois, jour après jour, les effroyables conditions de détention et de vie des repris de justice, concourra à la fermeture de l’institution.

“Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie.” Albert Londres

D’autres reportages sur le Tour de France, auprès des pensionnaires des asiles psychiatriques (un reportage déjà effectué quelques années plus tôt, aux Etats-Unis, par Nellie Bly) ou encore des femmes françaises prostituées en Argentine contribuèrent à la notoriété et à l’admiration qu’il suscita.

Disparu tragiquement et mystérieusement en mer de Chine, en mai 1933, Albert Londres est resté comme la figure emblématique d’un journalisme au service des opprimés et des sans-voix. « L’un de ses rédacteurs en chef lui avait reproché d’avoir introduit le microbe de la littérature dans le journalisme », rappelle en outre Annick Cojean, journaliste au Monde et présidente du jury depuis 2011 (lauréate 1996). L’une de ses phrases fait, dans le métier, office de maxime révérée : « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ».

Qu’est-ce que le prix Albert-Londres ?

Quelques mois après la disparition du grand reporter, sa fille Florise Martinet-Londres décida de donner le nom de son père à un prix distinguant le meilleur grand reportage de presse écrite. Il fallut attendre 1985 pour qu’une catégorie s’ouvre à l’audiovisuel, et 2017 pour que les auteurs de livres d’enquête et de reportage accèdent à leur tour au prix.

Géré depuis 1985 par la Scam, la société civile des auteurs multimédia, il est souvent appelé « Goncourt du journalisme » (ou, à l’étranger, le « French Pulitzer ») tant il s’attache à sélectionner des travaux remarquables sur le fond comme sur la forme. Ici, pas question de récompenser des éditorialistes plus familiers de la clim’ que de l’air du large. Seul le travail de terrain mené en toute indépendance (Albert Londres prétendait lui-même ne connaître qu’une ligne, celle du chemin de fer) par un(e) reporter de moins de 40 ans est accepté.

“Nous espérons que les lauréats (…) continueront de porter haut les valeurs d’éthique et d’indépendance que nous prêtons à Albert Londres.”

La première distinction fut remise en 1933 à un certain Emile Condroyer. Chaque année, les lauréats de l’année précédente remettent eux-mêmes leur prix aux nouveaux récipiendaires. Lundi à Istanbul, Samuel Forey (Le Figaro) devrait donc s’incliner devant le 80e confrère de presse écrite auréolé de l’Albert-Londres, Tristan Waleckx et Mathieu Rénier (France 2) salueront le 34e vainqueur dans la catégorie audiovisuel tandis que David Thomson devrait féliciter son premier successeur dans la catégorie livres. Il n’y a pas de catégorie radio car ce média n’accorde qu’une maigre place aux formats longs.

Pourquoi décerner le prix Albert-Londres depuis la Turquie ?

« Par solidarité avec nos confrères turcs qui se battent pour la liberté de raconter le monde », justifie Annick Cojean, elle-même « marraine » de l’éditorialiste du quotidien Cumhuriyet, Kadri Gürsel, arrêté et jeté en prison avec plusieurs confrères. Depuis le coup d’Etat raté de l’été 2016, la presse est l’objet d’une purge massive, qui fait de la Turquie le 157e pays au classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières. Le déplacement à Istanbul constitue donc « une opération symbolique à portée politique ». La présidente du jury revendique d’aller « là où ça fait mal, où le journalisme souffre, où se jouent la démocratie et la liberté d’expression. Ce qui arrive là-bas est phénoménal et peut nous revenir en boomerang », rappelle-t-elle.

Par le passé, le comité s’est rendu sur les lieux-mêmes des reportages d’Albert Londres, mais aussi à Montréal en 2013 (le prix est francophone), Bruxelles en 2015 (en guise de protestation contre la directive européenne sur le secret des affaires) ou encore Londres en 2016 (au moment du Brexit).

Un prix Albert-Londres pour quoi faire ?

« C’est une forme de reconnaissance de la qualité d’un travail, d’une plume, en même temps qu’un pari, explique encore Annick Cojean. Nous espérons que les lauréats seront à la hauteur du prix, de sa réputation et qu’ils continueront de porter haut les valeurs d’éthique et d’indépendance que nous prêtons à Albert Londres. » Pour preuve, on peut lire le recueil des textes récompensés depuis trente ans, paru cet automne (Grands reporters, prix Albert-Londres. Le monde depuis 1989, éd. Les Arènes, 25 €) : un ouvrage comme un voyage dans le temps et les événements, lucide et palpitant, signé de Jean-Claude Guillebaud, Anne Nivat, Luc Bronner, Patrick de Saint-Exupery, Marion Van Renterghem, etc. tous âgés de moins de 40 ans lorsqu’ils ont été primés. Pas question d’ailleurs, promet Annick Cojean, de reculer l’âge limite des candidatures à 45 ans, comme certains le souhaiteraient : il faut laisser à l’Albert-Londres, au prestige intact, son rôle de confirmation de talents émergents.

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