Parler aux enfants des violences sexuelles : “C’est notre silence qui les met en danger”

Pédophilie, attouchements, culpabilité… Comment alerter ses enfants tout en préservant leur innocence et leur confiance envers les adultes ? Gwénaëlle Boulet, rédactrice en chef d’“Astrapi”, explique la genèse d’un livret informatif, coédité avec “J’aime lire”, et destiné à aider parents et enfants à en parler.

Par Julia Vergely

Publié le 27 novembre 2018 à 09h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h12

Il est des sujets que l’on redoute de devoir aborder avec des enfants. Des épouvantails qui nous font aussitôt changer de conversation ou nous emberlificoter dans des explications maladroites, souvent confuses et gênées. Au-delà de la question de la sexualité – « dis papa, comment on fait les bébés ? » – il y a celle, autrement plus délicate, des violences sexuelles et de la pédophilie. Un aigle noir dans le ciel toujours bleu que l’on souhaite pour ses enfants. Le sujet est tabou et pourtant, il est impossible pour un enfant de se protéger d’un mal dont il ignore tout. « Ce sera le silence et aucun mot pour le dire » écrit l’écrivaine Annie Ernaux dans Les Années. Alors comment en parler ? Comment expliquer sans traumatiser ou effrayer ? Comment trouver les mots et s’affranchir de l’ambivalent « ton corps t’appartient, personne n’a le droit d’y toucher », qui vole en éclat à la première douche donnée par un parent pressé ?

Bayard Presse vient de publier le livret Stop aux violences sexuelles faites aux enfants, écrit par Gwénaëlle Boulet, rédactrice en chef d’Astrapi et Delphine Saulière, rédactrice en chef de J’aime Lire, et sobrement illustrées par Marie Spénale. Une quinzaine de pages glissées dans les 400 000 exemplaires des magazines jeunesse de novembre (et téléchargeable en PDF ici) et destinées à une lecture par les enfants (de 7 à 12 ans) eux-mêmes. « Drôle d’entraîneur », « Un tonton pas si gentil », « Hugo se fait piéger sur Internet » :  trois saynètes exposent assez clairement et sans choquer le jeune lecteur, ce qu’est une agression sexuelle, un attouchement, un prédateur. Pour chaque cas, l’enfant est informé de la réaction à avoir s’il est confronté à la même situation. C’est précis, efficace et chaque mot a été rigoureusement pesé par les auteures.

Rappelons, encore et toujours, que ces actes se produisent dans tous les milieux sociaux, les plus pauvres comme les plus riches, chez les filles comme chez les garçons. 200 000 mineurs portent plainte pour violence sexuelle chaque année, et dans 80 % des cas, les violences sont commises par un membre de la famille ou par quelqu’un de l’entourage proche de l’enfant. Des chiffres qui donnent le tournis et tordent le cou à l’idée reçue selon laquelle la méfiance doit se concentrer sur les inconnus.

“Ces actes se produisent dans tous les milieux sociaux, chez les filles comme chez les garçons.”

Gwénaëlle Boulet, comment est venue l’idée de publier ce livret ?
Au printemps dernier, France Télévisions est venue nous montrer le documentaire « Enfance abusée », où des adultes témoignent des abus qu’ils ont subis enfant. Ce document nous a bouleversées et nous nous sommes demandé ce qu’on pouvait faire. Notre expertise est de savoir nous adresser aux enfants, de leur expliquer les choses, et nous avons pensé à publier un livret. Sans budget pour cela, nous avons fait appel à plusieurs associations – SOS villages d’Enfants, l’UNICEF, Enfance & Partage… – qui ont accepté de participer au financement. Ça a été une belle aventure.

“Le vrai danger est dans l’entourage proche.”

On sent le soin particulier qui a été apporté à l’écriture, chaque mot a été pesé, réfléchi…
Nous avons travaillé main dans la main avec des psychologues, notamment ceux du Centre de victimologie des mineurs de l’Hôtel-Dieu, à Paris. Des personnes dont le travail consiste à libérer la parole des enfants dont on soupçonne qu’ils sont victimes de violences sexuelles. Ils sont précisément formés à cela et sont sur le terrain au quotidien, leur aide nous a été précieuse. Plusieurs versions se sont succédées, chaque fois très attentives aux termes employés. Nous avons d’abord voulu rassurer les enfants en leur disant que la plupart des adultes leur veulent du bien, qu’ils sont là pour les rendre heureux et les aider à grandir. Que les violences sont rares, mais qu’elles existent et qu’il faut donc en parler.

Comment avez-vous choisi les trois situations qui sont exposées dans le livret ?
Notre budget nous obligeait à nous limiter à trois. Lesquelles privilégier ? Nous sommes parties de la réalité des chiffres : en tant que parents, nous sommes tous hyperanxieux, on briefe à mort les enfants pour traverser la rue, faire 500 mètres tout seul, on leur apprend à se méfier des inconnus dans la rue, mais le vrai danger n’est pas là, il est dans l’entourage proche. Il y avait cette prise de conscience à travailler auprès des parents qui liraient ce livret avec leurs enfants. Le but n’est pas de les rendre paranoïaques, mais plutôt d’offrir une grille de lecture. L’entraîneur, le professeur de musique : si l’on constate que son enfant, passionné par une activité, veut arrêter du jour au lendemain, il faut se demander pourquoi et creuser la question. C'est une vigilance. Choisir, d’autre part, de mettre en cause un oncle et faire admettre que les choses se passent dans le cadre familial, c’est un immense tabou.

Pour la troisième situation, nous avons fait le choix de traiter une réalité un peu plus lointaine et de parler d’Internet et des prédateurs qui peuvent s’y trouver. C’est un cas qui est arrivé au fils de Delphine Saulière, sans conséquence grave. Parce que ça n'arrive pas qu’aux mauvais parents, tout le monde est concerné.

“Quand il y a agression, il y a presque toujours une sidération, une peur, voire une amnésie.”

Dans le texte, vous insistez beaucoup sur le fait que les enfants victimes ne doivent surtout pas avoir honte de parler.
Au départ, on voulait l’appeler Le petit livre pour dire non, mais en travaillant avec les professionnels, on s’est rendu compte que ce serait très culpabilisant pour les enfants qui ne seraient pas en mesure d’exprimer ce refus. Quand il y a agression, il y a presque toujours une sidération, une peur, voire une amnésie – qui existe aussi chez les adultes. Nous avons donc travaillé pour que, tout au long du livret, l’enfant soit encouragé à parler – parce que s’il ne parle pas, il ne pourra pas se reconstruire – et en même temps ne surtout pas le culpabiliser s’il n’a pas réussi à le faire. La première question qui vient quand il s’est passé quelque chose, est souvent celle-ci : « pourquoi tu n’as rien dit ? ». Pour une victime, cette culpabilité supplémentaire est terrible à porter.

La deuxième ligne de force de ce livret est la question du secret : il n’y a pas une histoire de violence sexuelle qui ne repose là-dessus. « C’est notre petit secret à nous, tu ne le diras à personne ». Nous devons dire aux enfants qu’il y a des secrets qui sont sympas à garder, les cadeaux pour la fête des mères par exemple, mais que globalement un adulte qui te demande de garder pour toi quelque chose que vous avez fait ensemble, ce n’est pas normal. Alors on dit « alerte rouge ».

“En parler, c’est les protéger.”

Le livret est directement glissé dans les magazines Astrapi et J’aime Lire. Avez-vous pensé à prévenir les parents ?
On l’a envoyé sans prévenir à 400 000 abonnés. On a beaucoup réfléchi ce choix et on s’est dit que vu le pourcentage de violences qui avaient lieu dans le cercle familial, si on prévenait les parents, le risque que le livret n’arrive pas dans les mains de l’enfant était grand. Et puis ce n’est pas le contenu qui peut traumatiser un enfant, mais plutôt le silence et le fait de ne pas pouvoir parler.

Avez-vous eu des retours ?
Beaucoup de gens viennent nous voir en disant que l’initiative est super, mais qu’ils n’ont pas encore parlé avec leur enfant, qu’ils n’y arrivent pas.  D’autres nous ont remercié, nous disant qu’ils n’auraient jamais osé aborder le sujet et que grâce au livret, cela avait été un vrai moment d'échange… C’est un sujet encore tabou, mais, comme on l’écrit, « leur en parler c’est les protéger ». Nous avons tous envie de préserver leur innocence. Au contraire, il faut absolument comprendre que c’est notre silence qui les met en danger.

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