Dans l'épaisse fumée des gaz lacrymogènes, des manifestants vêtus de jaune poussent des barrières, envoient des projectiles en direction des CRS et accusent des coups de matraque en retour. A travers la brume toxique, difficile de distinguer l'Arc de triomphe, principal théâtre des affrontements du 1er décembre, au cours desquels au moins 263 personnes ont été blessées.

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Personne, en France, n'a échappé à ce genre de vidéos et de photos. Sur les réseaux sociaux ou à la télévision, d'impressionnantes images d'émeutes sont diffusées depuis le premier rassemblement des gilets jaunes, le 17 novembre dernier. Critiquées, mais pourtant largement relayées, ces images à la qualité inégale obnubilent les spectateurs : des voitures brûlées, des silhouettes noires renvoyant des bombes lacrymogènes, des silhouettes jaunes balançant des pavés, des détonations de grenades de désencerclement, des tags sur les monuments et un brouillard constant... Derrière les objectifs, il y a ceux qui produisent ces contenus - chaînes d'infos en continu, manifestants et photojournalistes indépendants. Et derrière les écrans, il y a ceux qui s'en délectent, en masse.

Une foule "irrationnelle" accusée "de voyeurisme"

Rebelote lundi 2 décembre. A 8h28, une vidéo postée sur Twitter et tournée à Aubervilliers, dans la banlieue nord de Paris, montre une soixantaine d'individus cagoulés en train de courir. La légende indique que les "casseurs mettent la police en déroute" après un nouvel incendie. Trois heures après sa publication, la séquence a déjà été vue 45 000 fois. A 15h, le compteur affiche 145 000 vues. Le lendemain, le double. Sans compter les très nombreuses reprises par les médias.

Sur YouTube, Reddit et autres mediums, ce type de vidéo comptabilise parfois des millions de vues. Cette fascination pour les images d'émeute - ou de révolte, selon l'opinion - est appelée "riot porn" [sur Instagram, le terme "porn" désigne le plaisir - un peu coupable - de diffuser ou de visualiser un certain type d'images, comme par exemple le "food porn" pour les photos de plats cuisinés, ou le "sky porn" pour les clichés de ciels et de couchers de soleil].

Un concept "sans origine précise" qui regroupe en fait "trois choses différentes", selon Ulrike Lune Riboni, seule universitaire française à s'être penchée sur le sujet. "Le terme est utilisé tour à tour pour désigner un type de vidéos d'émeute ; un type de consommation de ces vidéos, compulsive et voyeuriste - l'utilisation de "porn" évoque une déviance ; et enfin un type de traitement médiatique qui met en avant les images d'affrontement et de destructions."

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Quelle que soit leur provenance, le nombre de vues s'allonge, sans explication. "Il y a évidemment un attrait pour le spectaculaire. Mais aucune étude ne permet de dire qui regarde ces vidéos et pourquoi." L'expression riot porn peut en tout cas avoir un sens péjoratif. Son utilisation permet d'énoncer plusieurs critiques : "Critique de la foule irrationnelle, que l'on accuse de voyeurisme, de l'émeute et des émeutiers, dont on dénonce le comportement, ou des institutions médiatiques et du spectacle, qui prend le pas sur l'information", développe la chercheuse.

"Redonner sa dimension politique à la violence"

Haïm* appartient à ceux que l'on accuse de voyeurisme. Rarement sur le terrain, mais spectateur sur les réseaux sociaux, il est à l'affût des vidéos de riot porn "les plus incroyables". La dernière en date : "Celle d'un camion incendié, jeté sur un péage à l'aide d'une grue, tournée samedi à Narbonne". Sonia* est, elle, de la seconde catégorie. Elle bat régulièrement le pavé, mais regarde aussi ces contenus chez elle, "pour voir ce qu'il s'est passé et pour vérifier le comportement de la police." C'est également ce qui motive Laura*, qui s'est mise à visionner des vidéos lors de la mobilisation des Black Lives Matter, le mouvement américain contre les violences policières envers les Noirs, car "ces contenus" seraient, pour elle, des "preuves de la violence de la répression".

Lorsque la situation s'y prête, cette dernière n'hésite pas à dégainer son propre smartphone. "Un jour de manifestation, j'étais chez moi et j'ai filmé le cortège qui passait dans ma rue car la situation me semblait tendue. Tout à coup, à travers mon objectif, j'ai vu un projectile partir de la ligne de policiers et frapper un manifestant qui s'est effondré." Malgré son engagement, elle admet néanmoins la part importante de l'esthétique dans ces captations. "Certes, mais ça permet surtout de redonner sa dimension politique à la violence."

EN IMAGES >> Gilets jaunes et chaos à Paris

Nnoman Cadoret, photoreporter pour Fumigène Magazine et membre du collectif OEIL, assume également "penser [son] cadrage" : "Je pense qu'on peut informer en esthétisant, sans mise en scène. Je ne modifie rien, je ne demande rien aux protagonistes. Je suis, j'accompagne et je shoote quand je me fais oublier." Selon ce professionnel de l'image, "une 'belle' photo de lutte peut avoir un impact important". Il le sait : le spectacle y est pour beaucoup dans la popularité de son travail. Mais il tient également à replacer ces images dans leur contexte, en suivant "ce qu'il se passe avant et après", et en les documentant.

Ainsi, lorsqu'en mai 2016, sur le quai de Valmy à Paris, une voiture de police est incendiée, il fait un choix radicalement différent des autres journalistes présents. "Filmer ça, c'est du riot porn. J'ai décidé de faire un sujet photo sur la mère d'un des inculpés." Portrait, photos sur le trajet de la prison, au domicile des familles, puis à la libération du jeune homme... Des images bien moins spectaculaires que le véhicule enflammé. "J'ai retiré cette photo du reportage, précisément pour ne pas focaliser sur l'événement mais sur les conséquences de l'emprisonnement." Pour lui, "l'important est de résister à la facilité du riot porn" : "Ça fait grimper les followers en manque d'adrénaline. Mais il reste quoi, après ? Je veux donner des outils de compréhension de la lutte. Pas faire le buzz avec une vitrine brisée, mais tenter d'expliquer pourquoi des gens en arrivent là."

"Pas cautionner, ni excuser"

Même défense du côté du photographe de Libération Yan Castanier, qui se trouvait derrière les barricades et son objectif le 1er décembre. "Montrer ces images, raconter ce que j'ai vu, n'est une fois de plus pas cautionner ni excuser. Mais comprendre ce qui se passe est essentiel, écrit-il sur Facebook. A ne pas entendre les appels des classes populaires, comme le fait le gouvernement depuis plusieurs semaines, il ne reste plus que la violence aux précaires pour se faire entendre." Il l'assure : "L'accumulation d'images de barricades n'est pas un goût particulier pour le riot porn, mais bien une méthode de présentation pour montrer l'ampleur du mécontentement".

Le site Taranis News, dont le slogan est : "Liberté, Égalité, Full HD", s'en défend également. En 2016, en pleine contestation contre la Loi Travail, leur photojournaliste Gaspard Glanz tentait de répondre à ces accusations. "En ce moment, il y a une manif chaude par semaine, racontait-il alors sur le site d'information StreetPress. Je suis trop concentré sur la violence pour faire des interviews. Je ne fais pas de riot porn. Mais c'est vrai qu'en un mois, j'ai filmé plus de violences qu'en deux ans."

"Ne pas parler de l'essentiel"

Pas du riot porn, mais la réalité ? Pour André Gunthert, maître de conférences en histoire visuelle à l'EHESS, le phénomène à étudier réside justement dans cette "violence des deux côtés" et non dans la fascination pour ces vidéos et photos. Interrogé par Les Inrocks, le chercheur estime que "ne retenir qu'une lecture esthétique, et cacher ce phénomène derrière une expression à la mode, un peu scandaleuse", n'apporte rien d'autre qu'un "petit côté frétillant, sensationnaliste". "J'ai beaucoup entendu ce terme, mais franchement, parler de riot porn, c'est tout simplement ne pas parler de l'essentiel."

A focaliser sur l'aspect divertissant, on n'en oublierait aussi l'utilité de ces vidéos, selon Haïm. "Voir des foules en liesse se révolter pour faire changer les choses, c'est euphorisant car ça permet d'entrevoir de possibles changements." Même sentiment du côté de Sonia et Laura, qui y voient un effet catalyseur. A raison ?

"A l'époque de la Commune, le pouvoir craignait déjà que les représentations des affrontements ne galvanisent les gens", explique Ulrike Lune Riboni, qui émet cependant un doute. "Si nous étions sûrs de ce pouvoir, des milliers de vidéos seraient diffusées. Or, pour que cela provoque un sentiment galvanisant chez un spectateur, il faut qu'il soit déjà sensible à des formes de protestations de ce type. L'image n'a d'effet qu'en terrain conquis, en quelque sorte."

Lui-même consommateur de ces vidéos, Nnoman Cadoret considère également que l'exaltation provoquée par les images ne peut pas réellement mobiliser. "Quinze minutes d'affrontements bien filmés, avec un bon son, ça se regarde comme un film d'action." Mais pour lui, un tel contenu ne peut construire plus qu'un "sentiment de révolte éphémère". "On est énervé sur le coup... Et on passe à autre chose."

*Les prénoms ont été modifiés