La cheffe économiste de l'OCDE, le 20 septembre 2018, lors d'une conférence de presse à Paris.

La cheffe économiste de l'OCDE, le 20 septembre 2018, lors d'une conférence de presse à Paris.

AFP

Elle figure parmi les 50 personnalités françaises les plus influentes de la planète. Laurence Boone, passée par Bank of America Merrill Lynch et surtout par l'Elysée, où elle fut la conseillère économique de François Hollande, a enfilé depuis l'été dernier le costume de cheffe économiste de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le club des pays les plus riches de la planète. D'une voix douce qui masque à peine une ambition assumée, elle exprime sa crainte que la croissance mondiale ne ralentisse nettement en 2019, ses regrets sur le manque de projet politique pour l'Europe et déplore la panne de l'ascenseur social en France. Rencontre.

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Un peu plus de dix ans après la faillite de Lehman Brothers, la reprise semblait se déployer partout. Mais cet élan s'est détraqué à partir de la mi-2018 et les signes de freinage se multiplient en ce début d'année. La croissance mondiale a-t-elle mangé son pain blanc ?

Il faut voir que 2017 a été une année exceptionnelle. Partout dans le monde, la croissance a été forte et synchrone en partie grâce aux politiques économiques de soutien mises en place depuis la crise financière dans la zone euro. Les taux de change étaient stables, le commerce était fort, les Bourses, solides... Bref, nous avons vécu une année d'or. Et puis les vents ont tourné tout au long de l'année 2018. Les incertitudes politiques - comme l'enlisement des discussions sur le Brexit, les tensions sur le commerce mondial, le vote italien... - pèsent sur la croissance. S'ajoute enfin une dimension financière. Nous sommes entrés dans une période où les grandes banques centrales de la planète ont annoncé la fin progressive de leur politique très souple et accommodante. La Réserve fédérale américaine a augmenté ses taux d'intérêt quatre fois en 2018. Or les grands fonds d'investissement, qui étaient partis chercher des rendements - c'est-à-dire des taux élevés - dans les pays émergents, se sont montrés plus sélectifs et sont en partie revenus aux Etats-Unis. Dans des pays en déséquilibre comme l'Argentine ou la Turquie, ces mouvements ont provoqué d'importantes crises économiques. Tout cela fait qu'au niveau mondial nous avons clairement dépassé le pic de croissance.

Vous affirmez que la croissance va ralentir. Jusqu'où ? Jusqu'à une récession ?

En soi, un freinage n'est pas alarmant. Ce qui est inquiétant aujourd'hui, c'est l'escalade de mesures prises par certains pays, et qui pèsent sur le commerce mondial. Elles ont des conséquences très concrètes. Prenez l'exemple des lave-linge qui ont été la cible des premières taxes imposées par les Etats-Unis, leur prix ont grimpé outre-Atlantique de près de 20 %. Les volumes d'échanges de voitures au niveau mondial décroissent. Le trafic des conteneurs dans les ports freine sérieusement : d'un solide 6 % de croissance en 2017, nous sommes redescendus à une maigre progression de 2 % seulement à la fin de 2018. Ces tensions commerciales ont déjà retiré 0,1 à 0,2 % à la croissance des grands pays. Mais le pire est peut-être devant nous. Car ce climat de tensions pèse sur les décisions d'investissement des entreprises. C'est par ce canal qu'un scénario plus sombre pourrait se mettre en place.

En cas de nouvelle récession, faudra-t-il laisser filer les déficits publics alors même que les grands pays sont déjà très endettés ?

Lors de la récession de 2008, les banques centrales de tous les grands pays ont été exceptionnellement créatives et les Etats ont laissé filer les déficits. Ce fut une bonne chose, puisqu'on a évité une grande dépression. Mais la croissance n'a pas été assez forte suffisamment longtemps pour permettre à ces politiques de se normaliser complètement. Si le retournement conjoncturel s'amplifie, nous aurons donc besoin à nouveau d'une relance budgétaire coordonnée parce que les politiques monétaires ne pourront, seules, une fois encore, soutenir autant les économies. L'effet d'une relance budgétaire conjuguée sera plus puissant et plus rapide que des décisions prises chacun dans son coin de façon désordonnée. De façon plus structurelle, on ne résoudra pas la question de l'endettement public par une rigueur éternelle, même si la prudence s'impose face aux défis financiers du vieillissement. C'est la croissance, avec des réformes et de l'investissement, qui permettra de réduire les dettes.

Montée du sentiment eurocritique et des mouvements populistes, incapacité des Etats de se mettre d'accord sur de grands projets comme la taxation des Gafa... La construction européenne est-elle en danger à six mois d'échéances électorales majeures ?

Quand on parle d'Europe, on regarde toujours le verre à moitié vide. L'Europe, c'est tout de même une zone dans laquelle 28 pays peuvent échanger des biens librement ; une zone dans laquelle on peut étudier partout, où on peut chercher du travail dans n'importe quel pays, où on peut faire un emprunt sans entraves... Tout cela existe. Evidemment, il reste beaucoup à faire. Mais ce sentiment d'eurodéception est largement alimenté par les dirigeants politiques eux-mêmes. Pendant des années, chefs d'Etat et ministres de retour d'un sommet européen ont seriné : "J'ai obtenu telle ou telle chose de Bruxelles", ou alors : "Nous sommes obligés de faire ça à cause de Bruxelles." Ils n'ont que très rarement déclaré : "C'est formidable, on a travaillé ensemble, voilà ce que nous avons créé". Cette vision de combat imprègne l'imaginaire des populations. L'esprit de corps européen reste encore largement à inventer du point de vue politique.

La crise des gilets jaunes en France a révélé une frustration sur la question des salaires. Y a-t-il dans les grands pays développés un problème de répartition des richesses créées ?

Pas partout. Mais dans presque les deux tiers des pays de l'OCDE, la part des salaires dans la valeur ajoutée a baissé depuis une bonne quinzaine d'années. Ce mouvement a donc commencé avant la crise de 2008. La raison principale ? La productivité des entreprises reste basse en moyenne. Nous observons une sorte de découplage entre, d'un côté, un petit nombre de grandes entreprises très numérisées, dont la productivité progresse vite mais qui n'augmentent pas les rémunérations de leurs salariés en proportion. Et, de l'autre, une grande majorité d'entreprises peu numérisées, moins productives, qui contraignent la progression des salaires de leurs employés. Ce phénomène est très visible aux Etats-Unis. Beaucoup moins en France. L'inégalité des revenus est parmi les plus faibles des pays de l'OCDE, mais la progression des revenus des ménages, notamment de la classe moyenne inférieure, reste faible.

Il y aurait donc une spécificité du modèle français ?

Oui, le modèle français est très protecteur, et c'est tant mieux. Mais attention ! La France souffre moins d'inégalité de revenus que d'inégalité des chances. Une inégalité des opportunités en termes d'accès à l'éducation, aux services publics, aux transports, au marché du travail. C'est là que nous avons beaucoup d'efforts à faire. La mobilité sociale - le fameux ascenseur social - a ralenti. On pourrait même dire qu'il s'est bloqué. Il faut aujourd'hui en France six générations (soit environ cent cinquante ans) pour qu'un descendant d'une famille en bas de l'échelle des revenus se hisse au niveau moyen, contre quatre à cinq générations en moyenne pour l'ensemble des pays de l'OCDE et trois seulement pour les pays nordiques comme la Suède ou la Finlande. Il y a sans doute une question de pouvoir d'achat dans la colère sociale actuelle, mais le sentiment diffus de ne pas avoir sa chance est probablement aussi important.