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Récit

De la Reine Margot à la Libération, Notre-Dame ou l’église de la nation

L'incendie de Notre-Damedossier
Devenue grâce à Victor Hugo un symbole populaire au-delà de sa dimension religieuse, la cathédrale parisienne aura connu, entre grandeur et décadence, tous les soubresauts de l’histoire de la capitale depuis le Moyen Age.
par Laurent Joffrin, Directeur de la publication de Libération
publié le 15 avril 2019 à 21h56

Heures terribles et symboliques, fait divers historique, spectacle effrayant pour quiconque aime un tant soit peu l’histoire de France. C’est le cœur d’un pays qui brûle sous les yeux de millions et de millions de terriens qui ont déambulé dans la nef, touristes impressionnés par l’aérienne solennité des lieux, sous les ogives nerveuses, les vitraux en technicolor, parmi les piliers vénérables et les chapelles aux innombrables mystères. Paris brûle-t-il ? Métaphoriquement, oui. Une épaisse fumée couronne un théâtre aussi tourmenté que cet incendie implacable, si difficile à contenir.

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Cette charpente en flammes soutenait une toiture hiératique et une flèche altière, mais aussi une bonne part de l’identité française, où se bousculent les souvenirs d’école et de légende, ceux de Charles VII et de Jeanne d’Arc, d’Henri IV et de Bossuet, de la Révolution et des deux Bonaparte, de la Libération, de Claudel, du Maréchal et du Général et surtout, dans la culture populaire, de Quasimodo, de Frollo et d’Esmeralda, les héros du roman de Hugo, monument de papier qui a décuplé la gloire du monument de pierre.

Douter du Ciel

Notre-Dame de Paris, comme chez le grand Victor, c'est d'abord le Moyen Age cruel et foisonnant, injustement méprisé, réhabilité par les historiens, plébiscité par le public, avec sa foi impérieuse jusqu'au fanatisme, ses intrigues sanglantes à la Game of Thrones, sa misère et ses massacres qui faisaient douter du Ciel. La renommée du vaisseau de pierre en fit le grand centre populaire de la capitale. Sur l'île de la Cité où se dressait Lutèce, les hiérarques de l'Eglise au pouvoir sans limite font élever cette offrande de pierre à leur Dieu qui règne sur l'Europe. D'Ouest en Est, tournée vers Jérusalem comme tant de cathédrales, deux tours massives, une nef colossale, un transept aux rosaces de lumière, un chœur comme une proue dans la Seine, et une flèche qui gratte les nuages dominent le Paris chrétien et incarnent la force sans réplique du catholicisme. Tout autour se serrent des masures fragiles et un peuple habitué au malheur qui vit durement à l'ombre des gargouilles et des saints statufiés, protégés par des reliques aux pouvoirs magiques, dont la couronne d'épines du Christ déposée là par Saint-Louis. La cathédrale accueille les croyants, les bourgeois, les seigneurs, mais aussi les réprouvés, les exclus, les miséreux, entre ses murs qu'on croit livides parce que les fresques d'origine, aux couleurs rutilantes et dorées, ont été effacées par le temps et jamais restaurées dans une époque où l'on croit que la religion était par nature austère.

Dans ce musée vivant, les grands événements se sont succédé en rangs serrés, ponctuant l'histoire des manuels de la République. En guerre avec le Pape, Philippe le Bel y tient les premiers Etats généraux du royaume ; pendant la guerre de Cent Ans, on y couronne Charles VI, enfant-roi de France et d'Angleterre, comme on le fera pour Marie Stuart. Récupérant son royaume envahi, Charles VII célèbre la reprise de sa capitale aux Anglais et aux Bourguignons, par un Te Deum, le premier d'une longue série. Il réunit aussi le tribunal ecclésiastique chargé de réhabiliter Jeanne d'Arc brûlée à Rouen. La reine Margot y épouse Henri de Navarre, le chef des huguenots qui reste sur le parvis pendant la cérémonie, six jours avant que ces noces de réconciliation ne deviennent des noces pourpres avec le massacre de la Saint-Barthélémy. Encore un Te Deum pour le mariage de Louis XIV, et une péroraison majestueuse de Bossuet pour la mort du Grand Condé.

Napoléon se sacre empereur au même endroit, immortalisé par David, prenant des mains du pape la couronne pour se la poser sur la tête, puis pour couronner à son tour Joséphine. Son neveu Napoléon III se marie avec l’impératrice, puis y fait baptiser le prince impérial. Entre-temps, la Révolution a transformé la cathédrale en «temple de la Raison» à l’éphémère histoire, dans une vaine tentative de déchristianisation, quand on changeait les églises en greniers et qu’on fondait les cloches pour faire des canons.

Sombres émotions de la foi

Pendant l'Occupation, heures sombres : le maréchal Pétain, acclamé par les Parisiens en avril 1944, est solennellement accueilli par le cardinal Suhard. Heures lumineuses : la libération de Paris commence près du parvis avec la révolte de la préfecture de police, continue avec l'arrivée à un jet de pierre, devant l'Hôtel de Ville, le 24 août 1944, des blindés du capitaine Dronne montés par des républicains espagnols, et trouve son apothéose avec le Te Deum et la Marseillaise jouée plein jeu par l'orgue de la cathédrale en présence du général de Gaulle entouré des chefs de la France libre et de la Résistance. Au moment d'entrer, des tireurs des toits prennent la foule pour cible et, dit-on, le Général est l'un des seuls à rester debout, avant de pénétrer d'un pas lent sous la nef.

C’est encore à Notre-Dame, derrière un pilier, dit-il, que Claudel embrasse la foi, qu’on célèbre les hommages nationaux à Charles de Gaulle, Georges Pompidou et François Mitterrand, qui préférait pourtant Saint-Denis et ses gisants. C’est encore là qu’on honore l’abbé Pierre, sœur Emmanuelle, que se suicide l’écrivain d’extrême droite Dominique Venner, et qu’on se recueille après les attentats de novembre 2015.

Notre-Dame pour l'histoire, donc, la plus imposante et la plus traditionnelle. Mais aussi Notre-Dame pour le peuple. Victor Hugo décrit les sombres émotions de la foi, mais surtout l'exubérance populaire qui animait le parvis et même la nef, où se pressaient les artisans, les tire-laine, les portefaix et les prostituées, où dansait la Rom Esmeralda, où souffrait Quasimodo, qui habitait dans les hauteurs obscures de la charpente qui vient de brûler. Avant lui, Eugène Sue avait fait commencer dans l'île de la Cité, à l'époque le quartier le plus pauvre de la capitale, ses Mystères de Paris, premier grand reportage romancé sur la misère des oubliés, leur humanité et leur dignité. Et enfin, une comédie musicale en stuc, tissée de mélodies faciles, allait porter partout dans le monde la gloire de ce monument qui concentre en lui les grandeurs d'un passé mythique mais aussi les très humaines épreuves d'un peuple dévot ou révolté.

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