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Le ticket de métro fête ses 119 ans et se prépare à disparaître

Apparu le 19 juillet 1900, le ticket de métro parisien a connu de multiples transformations qui illustrent l'évolution du transport public. Il fera ses adieux fin 2021.
par Rico Rizzitelli
publié le 19 juillet 2019 à 15h01

Dans le Salaire de la peur (1953), le film de Henri-Georges Clouzot, Yves Montand offre à Charles Vanel, en gage d'amitié, un ticket de métro parisien qui lui servait de porte-bonheur avant de transporter un camion rempli de nitroglycérine dans une contrée indéterminée d'Amérique du Sud. Bientôt, cela n'arrivera plus. D'ici la fin 2021, le rectangle en carton aura définitivement disparu. La fin d'un monde. On va lui substituer un titre dématérialisé, via une carte rechargeable, un smartphone ou un paiement en fin de mois. «On s'attendait à des réclamations, il y en a eu très peu. On a discuté avec les associations d'usagers, même chose», s'étonne un cadre d'Ile-de-France Mobilités (IDFM), l'autorité de tutelle de la région parisienne.

«Un contrat entre l'usager et la société de transports»

Il n'empêche, même si la pratique quotidienne d'outils numériques a quelque peu distendu le lien affectif qui liait les voyageurs à leur sésame en carton, le ticket de métro a toujours été «un support de mémoire, une madeleine de Proust», selon Grégoire Thonnat, l'auteur de la Petite Histoire du ticket de métro parisien (1). Déjà parce qu'au quotidien, il est souvent autre chose qu'un simple viatique pour les viscères de Paris : marque-page, pense-bête, cale, filtre pour substances interdites… Ensuite, parce que son histoire a épousé les soubresauts de la capitale française et de sa région durant 119 ans. «A l'origine, le ticket matérialise le contrat entre l'usager et la société de transports pour quelques centimes mais au fil du temps, il est devenu bien plus que ça», développe Yo Kaminagai, délégué à la conception du département projet de la RATP.

Le 19 juillet 1900, le «chemin de fer métropolitain», comme on l'appelle, ouvre ses portes. Il est en retard : on l'attendait en avril pour accompagner l'Exposition universelle de Paris. Pire : il a également mauvaise réputation, rapport au fait qu'il est le premier moyen de transport souterrain et à cause des rats qui peuplent les bas-fonds parisiens. «Même Emile Loubet, le président de la République, ne s'y est rendu qu'en septembre, rapporte Yo Kaminagai. Heureusement, cet été-là, il y a la canicule [34 degrés, ndlr] et les Parisiens se réfugient dans le métro qui est frais et peu encombré. Les voyageurs en apprécient la vitesse. A l'époque, on circule en carriole, en omnibus et en tramways hippomobiles [les bus viendront en 1905]. Il y a aussi les entrées Guimard [les édicules d'accès aux stations], du nom de l'architecte de l'Art nouveau, alors en vogue. Un vrai trait de génie.» La presse se pâme.

Ticket de 2ème classe, 1903. Collection Grégoire Thonnat.

Le chemin de fer métropolitain n'a longtemps été qu'une chimère. Deux projets concurrents ont nourri le débat pendant un demi-siècle : le projet de la municipalité, un réseau qui desservirait tout le département de la Seine (Paris) sous sa tutelle, l'emporte contre celui des compagnies ferroviaires et des services de l'Etat, qui développe un canevas à l'échelle de la région. «Les "Parigots-Parisiens" ont remporté la bataille. La desserte municipale a été préférée à un réseau plus régional, qui préfigurait le RER [Réseau express régional]. Ils l'ont construit avec le savoir-faire de l'époque. C'était un tramway souterrain optimisé», poursuit Kaminagai. A l'aube du nouveau siècle, l'Etat concède à la ville de Paris la réalisation de ce que Céline appelle «la caisse en fer […] qui avale tous et tout».

467 millions de voyageurs en 1913

Le 19 juillet 1900 donc, 30 000 voyageurs achètent leur premier ticket de métro sur la seule ligne desservie, la transversale est-ouest (porte de Vincennes-porte Maillot). On y vend trois sortes de ticket de couleurs différentes : rose pour la première classe, crème pour la seconde classe et vert pour l'aller-retour «afin que le contrôle soit rapide et instinctif», précise Grégoire Thonnat. Au départ, le prix de la première est fixé à 25 centimes, celui de la seconde à 15. Les gains de temps et le confort du métro, bien meilleur que tous les autres véhicules collectifs en surface, séduisent les Parisiens. On augmente les fréquences de passage et on allonge les rames qui passent de trois à huit voitures sur les segments très fréquentés. En 1913, le métro compte déjà dix lignes et le nombre annuel de voyageurs est passé 467 millions (contre environ 50 millions en 1901).

Le réseau continue de croître pendant la Grande Guerre. Au retour du conflit, le ticket connaît sa première augmentation, de 5 centimes. «En 1925, afin d'anticiper les augmentations régulières, on instaure un alphabet tarifaire. Cela permet aussi d'empêcher que des spéculateurs fassent des stocks et les revendent. Chaque augmentation est représentée par une nouvelle lettre : A, B, C», rappelle Yo Kaminagai. En 1930, après un long lobbying, les associations d'anciens combattants réussissent à imposer un tarif réduit pour les mutilés de guerre. La Compagnie du chemin de fer métropolitain de Paris (CMP) doit s'adapter, d'autant plus que la barre symbolique du franc en seconde classe est atteinte en 1937.

Ticket pour les mutilés de guerre, 1930. Collection Grégoire Thonnat

Pendant la Seconde Guerre mondiale, «on se déplaçait surtout en métro et à vélo à cause des restrictions d'essence. On y connaît des pics de fréquentation. C'est la première année où on dénombre un milliard de voyageurs et la CMP crée la carte hebdomadaire de travail en 1941», indique Grégoire Thonnat. «Elle arrive quelques années après le Front populaire, les premiers congés payés», ajoute Kaminagai. En 1946, les rationnements persistent, l'usage du métro également. On décompte 1,5 milliard de voyageurs cette année-là. Un record qui ne sera dépassé qu'en 2017. Du coup, on supprime la première classe l'année suivante («Il fallait désengorger. Sur les photos d'époque, on se croirait à Tokyo sans les pousseurs», dixit Kaminagai), qui sera vite rétablie en 1948.

Dans un pays en pleine reconstruction, la RATP, fondée en mars 1948, s'accommode d'une demande en pleine mutation. Pour répondre à une natalité en hausse, elle propose une carte de réduction pour les familles nombreuses (-50%) dès 1948 ; une carte hebdomadaire pour les étudiants (1961) qui accompagne la démocratisation des études supérieures. «La carte Orange [ticket mensuel unique tous transports] est apparue, elle, en 1975 pour s'adapter à de nouvelles pratiques, à une tarification archaïque et pour endiguer une fréquentation en baisse», soutient Yo Kaminagai. «Elle touche de nouveaux clients et permet de visiter la ville grâce au nombre de voyages illimités», précise Grégoire Thonnat. Elle autorise également les périples en banlieue à travers les cinq zones de l'Ile-de-France. Il faut dire que l'antique projet de réseau régional a commencé à voir le jour. «Il s'est développé progressivement à partir de 1969. Au début, on l'appelait le Métro régional express, avant que la presse ne raccourcisse son nom administratif pour un acronyme toujours d'usage, le RER», déchiffre Kaminagai.

La carte orange apparaît en 1975. Collection Grégoire Thonnat

Poinçonneur versus tourniquet

Au début des années 70, le métro parisien bascule à sa façon dans la modernité. Le poinçonneur qui «jouait un rôle social dans la station, que tout le monde connaissait», rappelle Thonnat, disparaît au profit des tourniquets, ces appareils de contrôle automatique flanqués de bras tripodes. «On croyait dans la technique, dans le futur à cette période mais la présence des poinçonneurs incarnait une forme d'autorité qui limitait la fraude car on apprend vite à sauter un tourniquet», enchérit Kaminagai. «C'est à partir de la disparition des poinçonneurs [la plupart d'entre eux deviendront agents de station, ndlr] que la fraude et les incivilités se sont développées», souffle Grégoire Thonnat.

Pince de poinçonneur, modèle 1954. Collection Grégoire Thonnat

L'arrivée des tourniquets s'accompagne d'un autre changement majeur, l'édition d'un ticket jaune paille avec une bande magnétique marron et des datas encodées (date et heure de la validation du ticket), qu'on introduit dans les appareils de contrôle automatique. La couleur des tickets change au gré des progrès technologiques. «La RATP n'avait pas de souci d'identité visuelle, mais la couleur devait coller à la modernité. Il fallait en changer quand elle devenait ringarde», se souvient Yo Kaminagai. Ainsi, le havane des années 60, l'orange en vogue de la décennie suivante vont devenir obsolètes à leur tour.

En 1981, la compagnie lance une campagne de pub nationale qui marquera les esprits, «Ticket chic, ticket choc» mais ce n'est qu'à partir de 1992, que «la RATP fera du billet un vecteur d'identité intégré à sa communication», explique Yo Kaminogai. «Un autre saut dans la modernité», évalue Thonnat. Cette année-là, le ticket devient vert jade «pour évoquer l'écologie et la fusion entre bus et métro.» En 2003, il passe au mauve avant de virer au blanc une dernière fois, quatre ans plus tard. Son dernier toilettage remonte à octobre 2018.

Modèle vert jade. Collection Grégoire Thonnat

Aujourd'hui, on compte 5,6 millions de passes Navigo et le principe du «sans contact» existe depuis 2001. «Le trafic augmente de 2% chaque année et 200 km de métros sont en cours de construction», s'emballe le cadre d'IDFM. A croire, qu'on fera vite le deuil des 550 millions de tickets vendus chaque année. Cet infra-monde plus que centenaire continuera de véhiculer sa poésie baroque. Autrement. «Beaucoup se souviennent de leur première visite à Paris, dont le métro est la porte d'entrée. Je me rappelle de la première fois, j'avais 11 ans, j'étais avec mon père et j'ai eu l'impression qu'un dragon qui sortait d'un tunnel», s'enflamme Thonnat.

(1) Editions Télémaque (troisième version en octobre).

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