Penser en temps de détresse, Paul Valéry, août 1933

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« Les fascisme, bolchevisme et nazisme sont des idolâtries primitives à ingrédients mystiques » (XVI, 814)

Dans une époque hideuse politiquement, détruisant méthodiquement le bien commun en soumettant chaque segment de réalité à la pensée calculante, lire à contretemps est une nécessité pour la vie de l’esprit.

La publication d’un cahier inédit de Paul Valéry daté d’août 1933 – le 261ème connu – est ainsi une grande chance pour retrouver puissance de pensée et vivacité de sensibilité.

Comportant une très belle couverture « orné[e] d’un cartouche égyptien (patronyme de Valéry en hiéroglyphes) et d’un sceau chinois (idéogramme du nom Valéry », précisent Nicole Celeyrette-Pietri et Micheline Hontebeyrie, responsables chez Gallimard de l’édition scientifique de ce volume, la cahier daté d’août 1933 est un feu d’artifice d’abstractions et de pensées libres puisant à toutes les sciences, mathématiques, physiques, psychologiques.

En philosophie, Bergson est une référence absolue, avec et contre qui penser.

Bien entendu, la date n’est pas anodine, qui inquiète les pages de ce cahier comprenant que la guerre est de nouveau inéluctable : « dîner à Sanary chez Huxley. Au thé, Mann et sa femme. Très noirs. Mann me dit s’épouvanter du peuple français si pacifique. Il est certain de la guerre. Sa femme dit : dans 3 ou 2 ans. Elle dit quelle surprise ce fut pour eux de voir avec quelle facilité la Bavière s’est laissée absorber. »

« Ecrit pour moitié durant le séjour de Paul Valéry chez la comtesse de Béhague sur la presqu’île de Giens » (Hyères, Var), ce cahier savant, méditant les pages du futur Degas Danse Dessin, est aussi très beau visuellement, comportant aussi bien des formules mathématiques que des aquarelles ou dessins, et tout un réseau de mots soulignés : débordement / temps vrai / combinabilité / mettre de l’ordre / mettre au clair / nettoyer / surmonter / vouloir / Tout / comme il peut

Il n’est pas toujours aisé de comprendre des paragraphes elliptiques, destinées à l’approfondissement d’une recherche personnelle, mais on peut les lire avec joie comme une langue étrangère.

Il faut piocher, creuser, relever des fragments de fragments, ne pas craindre de composer un texte pour soi.

A propos de Wagner : « La sensation de proximité – de folie de proximité auditivo-sensible, l’intime devenant douleur et la douleur de cette espèce créant cette intense sensation d’intimité. »

A propos des écrivains : « Je ne prise l’acte d’écrivain que pour autant qu’il est de la nature ou de la puissance d’un progrès de l’ordre du langage. »

A propos d’Eros : « Eros correspondance et échange parfait entre le donner et le recevoir – le recevoir et le donner, l’agir et le subir – le vouloir.. et le vouloir. »

Paul Valéry considère l’activité de pensée comme une façon de classer, trier, clarifier : «La pensée n’est autre chose dans la plupart des cas que le travail de débrouiller les diverses mathématiques (ou ensembles de postulats – conventions) qui sont enchevêtrées dans le langage ordinaire »

« Un certain intervalle entre une chose et la même fait le Philosophe. Comme la nuance entre deux pourpres qu’il est seul à distinguer fait le Teinturier ; entre le son et ses lointaines parties commensurables fait le musicien – – – »

« Qui aurait prédit à Platon que l’on inventerait des fractions de seconde ? »

« J’ai désiré une « poésie » qui ne soit pas naïve c’est-à-dire qui ne demandât pas Il sacrifizio delle Intelletto. »

« L’intériorité est une réciprocité – une symétrie – un échange ou une équivalence. »

Habité par la triple question du langage, du temps et du corps – autonome, poreux, pensant -, Paul Valéry ne cesse de questionner le fondement même de la parole, son rythme, sa musique, la façon dont le sens circule : « Le langage n’est que de signes – c’est-à-dire d’événements dont chacun est supposé connu (faits à conséquences) mais dont les relations, dans chaque cas, sont supposées non connues, ou ne l’ayant pas toujours été, ou absentes – tandis que les mots sont supposés de fondation presque métaphysique. »

Une formule éclate, qui résume l’hybris des Temps modernes : « Les pouvoirs de l’homme sont illimités – mais l’homme est limité. »

Ou, ce qui est plus radical : « Ton chien ne s’attend pas que son maître le tue. »

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Paul Valéry, Août 1933, Cahier inédit, édition établie, présentée et annotée sous la responsabilité de Nicole Celeyrette-Pietri et Micheline Hontebeyrie, Gallimard, 2019, 120 pages

Site Gallimard

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