Le Sénégal, mal équipé pour lutter contre le trafic d’espèces protégées

En raison d’une législation peu répressive et datée, le Sénégal est devenu un lieu de transit d’ivoire et de peaux d’animaux protégés. Un contexte propice aux réseaux, de plus en plus organisés, que l’association Eagle Sénégal tente de faire démanteler.

Au Sénégal, le Code de la chasse et de la protection de la faune date du 24 janvier 1986. © DR

Publié le 8 octobre 2023 Lecture : 4 minutes.

Mercredi 12 avril 2023, Yembeul. Alors que le soleil se lève sur la banlieue dakaroise, une petite dizaine d’hommes d’Interpol Dakar s’élancent vers une maison familiale modeste qui appartient à un trafiquant sénégalais, arrêté la veille à Abidjan. La perquisition est fructueuse : trois complices présumés sont interpellés pour « association de malfaiteurs et trafic d’oiseaux sauvages dans le cadre d’un crime organisé transnational ». Onze perroquets timneh, une espèce protégée et en danger d’extinction, sont saisis et pris en charge par des soigneurs. À Abidjan, ce sont 111 perroquets gris du Gabon, destinés à la vente au Sénégal et en Europe, qui ont été confisqués.

Enquête internationale

À deux pas du lieu de l’interpellation, les membres de l’association Eagle Sénégal se félicitent. Leur enquête de huit mois a permis la mise en œuvre de cette opération internationale inédite sur le trafic de faune entre les deux pays d’Afrique de l’Ouest.

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Depuis 2013, l’antenne sénégalaise du réseau d’ONG africaines indépendantes qui composent Eagle se démène pour faire la chasse aux trafiquants d’animaux protégés, en plein essor dans la région. Leur travail ? « Enquêter, soutenir les autorités nationales en renforçant leurs capacités opérationnelles et leurs connaissances pour contribuer à la stabilité sécuritaire et économique du Sénégal », résume l’assistant coordinateur Bassirou Diagne.

Un projet ambitieux pour les dix salariés de l’association qui sillonnent le pays afin d’enquêter sur les réseaux criminels et d’identifier les responsables de ces trafics. Un travail de fourmi aussi, parfois dangereux, visant à recueillir un maximum d’informations le plus discrètement possible. Une fois les preuves de terrain collectées, les données sont rassemblées dans les bureaux de l’association, à Dakar, puis transmises aux autorités compétentes : direction des Parcs nationaux, des Eaux et Forêts, Parquet, police ou gendarmerie. Le travail des juristes d’Eagle Sénégal commence alors, qui doit « veiller à ce que les trafiquants soient poursuivis, les peines d’emprisonnement effectuées ». « Nous devons tout sécuriser afin d’éviter l’influence de marabouts ou de politiques qui pourraient interférer dans notre enquête pour demander une clémence », souligne le numéro deux d’Eagle, dont le réseau détecte des cas de corruption dans 85 % de ses opérations.

Un trafiquant d’ivoire risque quinze ans de prison au Kenya, mais seulement un an au Sénégal

Malgré cela, en dix ans d’activité, l’ONG a permis l’interpellation de 118 trafiquants et la saisie de 10 000 spécimens au Sénégal – pays que Bassirou Diagne qualifie de « plaque tournante des trafics de faune ».

Faiblesse législative

« En dehors de la région de Tambacounda, où trois personnes ont été arrêtées en avril avec deux peaux de léopards et trois pattes d’oryctéropes provenant du parc national du Niokolo Koba, détaille-t-il, il n’y a pas particulièrement d’espèces menacées au Sénégal. » Cela explique peut-être que le Code de la chasse et de la protection de la faune date du 24 janvier 1986. « À l’époque, cette législation visait essentiellement à condamner le braconnage chez les villageois. Elle n’est donc pas du tout adaptée aux trafics actuels », regrette-t-il, en soulignant « à titre d’exemple » qu’un trafiquant d’ivoire risque quinze ans de prison au Kenya, mais seulement un an au Sénégal.

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Une faiblesse législative que connaissent les trafiquants, qui en profitent pour faire transiter leurs marchandises illégales par le Sénégal, dont le principal outil juridique est la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites, aussi appelée convention de Washington). Résultat, il n’est pas rare de trouver des peaux d’animaux protégés – lions, léopards ou pythons – et des objets en ivoire dans les arrière-boutiques de certains commerces de Dakar.

« Les Chinois en raffolent »

À l’entrée du marché artisanal de Soumbédioune, dans la médina, la première galerie visitée est d’ailleurs la bonne. Entouré de peintures sous verre, cornes de bœufs ou djembés, Mamadou (prénom d’emprunt) sourit, mais n’est pas étonné lorsqu’on lui demande un bracelet en ivoire. « C’est interdit, vous savez… Il y a pas mal d’espions, déclare d’abord le commerçant. Mais si c’est juste un bracelet, je peux trouver ça. »

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Quelques minutes plus tard, Mamadou revient avec cinq bijoux blancs et ronds qu’il propose au prix de 120 000 F CFA (184,40 euros), chacun accompagné d’un certificat d’authenticité. « Un prix d’ami », selon le vendeur disert, qui cependant nous dira juste que la marchandise provient « d’un pays voisin », avant de conclure : « Les Chinois raffolent de l’ivoire, ils en achètent tout le temps, c’est leur or blanc. »

Pour Bassirou Diagne, cet exemple démontre l’urgence de réformer la législation sénégalaise « en relevant les peines, afin de lutter plus efficacement contre la criminalité faunique ». Un processus de modification de la loi – jugé « encourageant » par Eagle – a été engagé en 2018 par les autorités de Dakar, sans que l’ONG ne sache où il en est aujourd’hui.

Financement de groupes armés

L’association prône également une meilleure collaboration entre les différents acteurs de la lutte contre le trafic et une sensibilisation des gardes-frontières plus efficace. « Le commerce illégal des espèces sauvages est un crime organisé transnational qui représente 20 milliards de dollars de profits chaque année dans le monde. Il arrive juste après les trafics de drogue et d’armes, le blanchiment d’argent et le trafic d’êtres humains”, affirme Bassirou Diagne.

En 2022, 141 trafiquants d’espèces sauvages ont été arrêtés dans sept pays africains avec en leur possession 563 kg d’ivoire (dont 124 défenses d’éléphants), 25 peaux de grands félins, 23 de léopards et 2 de lions, 1 730 kg d’écailles de pangolins ou encore 3 bébés chimpanzés… « L’enjeu est de taille, conclut l’assistant coordinateur d’Eagle Sénégal. D’autant que ce trafic est étroitement lié au grand banditisme, au financement du terrorisme ou de groupes armés, qui contribuent à déstabiliser le continent. »

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