Marie Portolano : “À l’hôpital, les femmes travaillent dans un climat de sexisme systémique”

En 2021, elle révélait le sexisme dans le journalisme sportif. Dans “Des blouses pas si blanches”, documentaire coup-de-poing diffusé ce 5 mai sur M6, elle dénonce cette fois les dérives sexuelles à l’hôpital. Propos d’une combattante.

La salle de garde de l’Hôtel-Dieu et ses fresques sexistes, à Paris, en 2015.

La salle de garde de l’Hôtel-Dieu et ses fresques sexistes, à Paris, en 2015. Photo Sébastien Toubon pour Le Quotidien du Médecin

Par Emmanuelle Skyvington

Publié le 05 mai 2024 à 14h02

Gamine, Marie Portolano rêvait de devenir « présidente d’un club », afin de tout connaître du football, sa passion. Après une école de journalisme, elle intègre différentes émissions de Canal+, entre 2014 et 2021, dont Canal football club, non sans essuyer remarques sexistes et gestes déplacés. En 2021, son documentaire Je ne suis pas une salope, je suis journaliste précipitera le retrait de l’antenne de Pierre Ménès.

Depuis, Marie Portolano trace son chemin avec exigence et détermination. Celle qu’on a vue au côté de Cyril Lignac dans Le meilleur pâtissier coprésente désormais Télématin, sur France 2. Et poursuit son combat contre les violences faites aux femmes. La journaliste vient de sortir un témoignage fort, Je suis la femme du plateau (Stock), et signe avec Grégoire Huet une remarquable enquête, Des blouses pas si blanches, diffusée sur M6, qui dénonce l’omerta sur les dérives sexuelles à l’hôpital.

Révéler les violences sexistes à l’hôpital

« Après la sortie, en mars 2021, de mon documentaire Je ne suis pas une salope, je suis journaliste, j’ai reçu énormément de messages de femmes, via les réseaux sociaux et par mail, qui me disaient : “J’ai vu votre film sur le journalisme sportif. Moi aussi, je vis la même chose…” La plupart de ces messages venaient d’infirmières, de médecins, d’étudiantes, d’aides-soignantes qui se plaignaient clairement non pas des patients, mais de leurs supérieurs hiérarchiques.

Une phrase revenait : “Venez voir comment ça se passe du côté de l’hôpital public, car c’est vraiment la même chose.” J’ai reçu tant de témoignages sur le harcèlement et les agressions sexuelles que cela m’a décidée. J’avais envie de montrer que ceux qui nous soignent sont eux-mêmes parfois maltraités. Cela a été compliqué au début, personne ne voulait s’exprimer à visage découvert. Les gens ont très peur. On a essuyé 80 % de refus de témoignages. On a aussi reçu plein d’encouragements : “Bravo pour ce que vous faites. Allez jusqu’au bout, c’est important !” »

La culture carabine décomplexée

« Huit femmes médecins sur dix ont été victimes de comportements sexistes et de gestes inappropriés. Elles décrivent un rapport au sexe et au corps désacralisé, une domination extrême – humiliation chez les hommes et sexualisation chez les femmes –, le tout dans un système pyramidal dominé par un chef de service tout-puissant.

J’ai pas mal d’amis médecins auxquels j’ai parlé de ces dérives : la plupart ne voient pas où est le problème. “Cela a toujours été comme ça, on a besoin d’exorciser les horreurs du quotidien.” J’ai aussi des amis reporters de guerre ou au GIGN : c’est marrant, eux aussi sont régulièrement confrontés à des situations terribles, mais ils n’ont pas besoin de se défouler… J’ai du mal à comprendre ces justifications qui engendrent une soumission constante de la femme.

Une interne en médecine légale nous raconte dans le film comment elle a été victime de pénétrations vaginales et anales qu’elle a ensuite reproduites pour intégrer ce groupe. On est bien au-delà du bizutage [interdit depuis 2017, ndlr]. Nous avons rencontré le Dr Martin Winckler (auteur de La Maladie de Sachs), qui vit au Canada. Quand il raconte ces pratiques à des confrères étrangers, ils sont ahuris et ne comprennent pas : “Mais vous êtes tarés en France ! Cela ne se passe pas comme cela ici.” »

La dépréciation des journalistes sportives

« Je pensais qu’avec mon film j’avais dit l’essentiel. Mais la situation n’évolue pas. En 2022, un patron de rédaction me lance : “Ah, j’ai vu ton film, et j’ai pensé : c’est formidable, cette fille a aussi un cerveau !” Un compliment pour lui. Or, c’est tout ce que je dénonce. Voilà pourquoi je me suis lancée dans un livre.

Les rédactions sportives comptent 90 % d’hommes. Les femmes, isolées, travaillent dans un climat de sexisme systémique. Tous les jours et tout le temps ! Le mot « salope » revient sur les réseaux sociaux et dans les rédactions : “T’es une salope ! Ah, Marie la salope !” Mes consœurs m’ont toutes dit : “Tu as raison d’utiliser ce terme, c’est ainsi qu’on nous qualifie.”

Quel est le rôle d’une journaliste sportive en 2024 ? Toujours le même : celui de « la fille du plateau », qui est là pour être regardée, sans dire grand-chose. Une récente étude de l’Arcom a calculé que les femmes ne disposent que de 11 % de temps de parole sur les plateaux d’émissions sportives. »

La parole des victimes se libère, et après ?

« Ce qui me choque le plus, c’est qu’on n’écoute pas les femmes. Elles peuvent être vingt-cinq, cinquante, à répéter la même chose : rien ne change. Les sanctions, quand elles existent, sont à géométrie variable entre les juridictions pénale et celle de l’Ordre des médecins. Nous avons recensé en France quatre-vingt-dix victimes d’affaires sexuelles en cinq ans, de la part d’une centaine de médecins agresseurs présumés.

Prenez le cas de ce psychiatre condamné en appel à quatre ans de prison avec sursis pour viol : le conseil national de l’Ordre lui a donné un poste à Mayotte ! Certains écopent d’un simple blâme en juridiction ordinale, alors qu’au pénal la justice les sanctionne avec des peines de prison et des interdictions d’exercer à vie. Est-ce que notre société va bouger, après tous ces livres, films, combats et vagues #MeToo ? J’aimerais croire que oui, mais je n’en sais rien.

La majorité des hommes « coupables » de ce genre d’agissements ne s’en rendent pas compte. Les attitudes misogynes et les violences sexistes, qui font souffrir des femmes, qui les humilient, sont d’ordre systémique. Or, la remise en question et la déconstruction de ce système sont un chantier colossal à mener dans tous les milieux.

Évidemment que la parole se libère, et c’est très bien. Mais pour quels changements ? J’ai été marquée par le discours de Judith Godrèche aux César. Tout le monde l’a applaudie, même si la plupart des gens n’étaient pas d’accord avec ses propos. Elle racontera par la suite la manière dont elle a été reléguée au fond de la salle lors du dîner au Fouquet’s, le soir même… Sur ces questions de violences, de parité et d’égalité, on doit engager une vraie réflexion sur la place des femmes. Tant qu’on n’aura pas changé les règles de ce système, je poursuivrai ce combat ».

r Des blouses pas si blanches, le 5 mai sur M6, à 23h10.

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus