Ces Jeux olympiques seront les plus « inclusifs de l’histoire ». Une promesse martelée depuis l’attribution de l’événement à Paris en juillet 2017 par le Comité d’organisation des Jeux olympiques et paralympiques (Cojop), mais qui prend des relents d’hypocrisie à mesure que l’événement approche et que les controverses se multiplient. Dernière preuve en date : la volonté de la préfecture de Seine-Saint-Denis d’envoyer certains jeunes hors du département pendant les JOP.

Dans une lettre du 28 mars 2024, adressée aux maires et aux présidents des structures organisatrices de séjours, sur la mise en œuvre du dispositif « Quartiers d’été », la préfète déléguée à l’égalité des chances du 93, Isabelle Pantèbre, a introduit un volet séjour, inexistant les années précédentes. Le document précise qu’une « attention particulière sera portée dans la sélection des projets proposant des séjours à l’extérieur du département ». Une première, qui ne se retrouve qu’en Seine-Saint-Denis.

Dans les autres départements franciliens, l’ambiance est tout autre. La plupart des appels à projets et des notes de cadrage concernant les Quartiers d’été encouragent à promouvoir les valeurs du sport, de l’olympisme et du paralympisme dans les activités proposées. Dans les Hauts-de-Seine, où se trouvent plusieurs sites olympiques, il est même indiqué qu’une « majorité des crédits » – le texte est souligné et en gras – sera consacrée aux projets en lien avec les JOP.

Mais c’est l’appel à projets parisien qui contredit le plus explicitement l’orientation prise en Seine-Saint-Denis. Le document indique noir sur blanc : « Nous privilégierons les séjours qui se déroulent au mois de juillet de manière à permettre aux habitants de QPV [quartier prioritaire de la politique de la ville – ndlr] de participer aux JOP 2024 qui débutent le 26 juillet. »

Interrogés, de nombreux associatifs et élu·es de Seine-Saint-Denis confirment avoir été incités à organiser des séjours pour les enfants, adolescent·es et familles de QPV cet été. « Très clairement, le message c’est : si vous partez, on vous finance. Il y a des budgets, les vannes sont ouvertes, c’est le moment ou jamais », explique Bakary Soukouna, conseiller municipal d’opposition à Saint-Denis et président de l’association Nuage qui aide depuis 2015 des jeunes à s’insérer socialement et professionnellement.

Désengorger l’Île-de-France ou gagner la paix sociale ?

Alors que le 93 se prépare à accueillir en grande pompe l’événement sportif le plus suivi au monde, la préfète à l’égalité des chances entend donc faire place nette. Difficile de ne pas y voir une stigmatisation des jeunes de Seine-Saint-Denis pour certains acteurs du département. 

« Ces jeunes autonomes, qui ont 16 ans et plus, on ne veut pas qu’ils soient là. C’est à la fois décevant, choquant, méprisant, raciste… », résume Aly Diouara, militant associatif bien connu à La Courneuve et président de Seine-Saint-Denis au cœur. Il estime que les JO populaires annoncés ne le seront pas : « 80 % des épreuves auront lieu sur des équipements implantés en Seine-Saint-DenisOn a alimenté tout un processus de gentrification qui fait que les gens ont du mal à se loger. De l’autre côté, on leur dit de partir. Vous n’êtes plus chez vous pendant un mois. Faites la place. »

Le dispositif Quartiers d’été a été déployé en 2020En pleine crise sanitaire, l’enjeu est « de proposer des services et activités aux habitants des quartiers prioritaires pendant la période estivale, et en particulier au 1,3 million de jeunes des quartiers prioritaires de la politique de la ville ». L’esprit de ce dispositif est que si les quartiers ne peuvent pas partir en vacances, les vacances viendront aux quartiersL’un de ses axes est destiné à favoriser le « rapprochement population-institutions » et la « tranquillité publique ». En créant du lien social, le gouvernement entend aussi sensibiliser aux problématiques de rixes interquartiers.

Interrogée sur les raisons de la réorientation du dispositif, la préfecture de Seine-Saint-Denis n’a pour l’heure pas donnée suite. Faute d’explication claire de sa part, les acteurs de terrain y vont de leur propre interprétation : « C’est pour désengorger l’Île-de-France », tentent certains. Plus probable, la question de la paix sociale qui est dès l’origine l’une des ambitions du dispositif revient souvent : la préfecture et certaines collectivités craindraient un acte II des révoltes urbaines de l’été dernier, à la suite de la mort de Nahel Merzouk, tué par balle par un policier.

Les autorités pourraient également vouloir éviter des épisodes de rixes qui ont aussi bouleversé la ville de Saint-Denis en début d’année, menant à la mort de deux adolescents de 14 et 18 ans. « Je pense qu’il y a un peu cette idée d’envoyer les gens en vacances pendant les jeux, confirme à demi-mot Mohamed Gnabaly, maire de l’Île-Saint-Denis. Ça n’a pas été dit comme ça, mais c’est comme ça que je l’analyse. » 

Les activités dans les quartiers perdent leurs subventions

Léa* travaille pour une association d’une commune d’Est Ensemble (son prénom est anonymisé et elle ne souhaite pas que son association soit identifiable) qui organise des activités depuis trois ans dans le cadre des Quartiers d’été. « Sur les grosses journées, on peut avoir jusqu’à 150 jeunes », décrit-elle. Pour elle, l’annonce du nouveau cadrage est tombée comme un coup de massue. « J’ai relu trois fois pour être bien sûre que c’est ça qui était écrit, je n’ai pas compris cette volonté, cette démarche assez excluante », se souvient l’associative.

Cette petite structure est composée uniquement de bénévoles et n’a pas les moyens logistiques et humains pour organiser des séjours pour les jeunes du quartier. Pire encore, la redirection des subventions marque un coup d’arrêt pour les activités organisées habituellement sur place, aucune enveloppe consacrée à ces dernières n’ayant été annoncée. Les bénévoles sont alors obligés de bricoler et de revoir leurs ambitions à la baisse. « On en a parlé aux jeunes, parce qu’ils attendaient le programme de l’été avec impatience, soupire-t-elle. On a dû leur dire que les activités qu’ils attendaient ne se feraient pas, ou en tout cas à une autre échelle. »

Je ne vois pas en quoi c’est rendre service à nos gamins de ne pas les faire profiter des JO

Le cas de cette association n’est pas isolé. Il laisse entrevoir un possible échec de cette tentative d’éloignement des jeunes, qui pourrait avoir l’effet inverse de celui escompté. « Ce qui est dommage, c’est qu’on se prive d’actions de qualité, déplore un agent de collectivité territoriale de Seine-Saint-Denis sous couvert d’anonymat. Le dynamisme associatif est remarquable dans le département. Les associations étaient ouvertes à travailler pour organiser des activités et que les habitants soient à la fête. Cette décision entame réellement la cohésion sociale du territoire. »

Aly Diouara, le président de Seine-Saint-Denis au cœur, se refuse quant à lui à jouer le jeu de la préfecture. « Nous, on n’y répondra pas, tout simplement, parce que c’est profondément discriminatoire, dit-il. Les crédits sont là, je ne jetterai pas la pierre aux associations qui sauteront sur l’occasion, mais je ne vois pas en quoi c’est rendre service à nos gamins de ne pas les faire profiter des JO. »

Des méthodes problématiques qui font craindre le favoritisme

Outre le choix politique de faire partir les jeunes, la méthode utilisée est pointée du doigt. Au début de l’année, les associations connaissant le dispositif avaient commencé à préparer leurs dossiers de subvention pour des animations dans les quartiers quand elles ont découvert sa réorientation vers des séjours. Elles se sont retrouvées le bec dans l’eau, sans informations claires.

Contrairement aux années précédentes, le budget de l’appel à projets n’a pas été communiqué, ni les dates de notification ou celles de versement des crédits. Pour un porteur de projet, il est donc très difficile de calibrer son séjour, d’organiser son calendrier ou même de faire les réservations auprès des prestataires.

À ce titre, les différents interlocuteurs dénoncent un manque de concertation inquiétant. Depuis son origine, la politique de la ville est pensée comme une co-construction entre les différents partenaires de territoire (État, préfecture, collectivités, Caisse d’allocations familiales, Éducation nationale, associations…). Elle devient ici descendante : à charge aux un·es et aux autres de comprendre la note de cadrage et sa nouvelle orientation.

Autre méthode curieuse : la préfecture a fait le tour des mairies de Seine-Saint-Denis pour mettre en mouvement sa nouvelle formule. Interrogé en réunion publique à Saint-Ouen le 3 avril sur les moyens alloués aux jeunes des quartiers populaires pendant les Jeux olympiques, le sous-préfet de Saint-Denis Vincent Lagoguey a renvoyé vers les appels à projets… ou vers la déléguée du préfet de la ville, Victoria Richebourg, pour du « gré à gré ».

Cette dernière propose alors sa carte avec son numéro de portable aux associations intéressées. « Sur ce dispositif, c’est nouveau, explique l’agent de collectivité territoriale de Seine-Saint-Denis. La préfète [à l’égalité des chances – ndlr] rencontre chaque maire pour dire qu’à la marge, ils pourront financer des projets en gré à gré. Qu’est-ce que ça veut dire ? Pas de réponse. On craint le clientélisme : des acteurs seront positionnés par le maire et la préfète. »

Pour le maire de l’Île-Saint-Denis, il va de soi qu’une part du budget de Quartiers d’été permettra de financer des animations dans les quartiers. Il est justement en train de solliciter ces crédits pour organiser une « Coupe pour la paix dans les quartiers et dans le monde », initiative des jeunes de sa ville calquée sur le modèle de la CAN des quartiers. À l’inverse, pour Léa et son association, la préfecture a été claire : Quartiers d’été ne financera que des projets de séjours. Des différences de traitement difficiles à expliquer.

Un changement d’orientation majeur sur l’approche de la jeunesse

Il fut une époque où « les politiques excluantes » n’étaient pas de mise, même durant les méga-événements tels que la Coupe du monde (CDM) 1998. C’est ce que rappelle Bertie Ernault, agent de la ville de Saint-Denis de 1982 à 2021. Il en a été successivement responsable enfance puis jeunesse.

À ce moment-là, l’orientation est claire : « On avait besoin de tous les enfants et les jeunes du territoire pour accueillir le monde », se remémore-t-il. « Des jeunes de la ville étaient même partis en voyage à l’étranger avant la CDM, et accueillaient ensuite ceux qui les avaient accueillis », ajoute-t-il fièrement, précisant que de nombreux jeunes étaient invités à assister aux matchs.

Des invitations qui ont laissé une marque indélébile dans les mémoires. Bakary Soukouna, le conseiller municipal d’opposition à Saint-Denis, s’en souvient : « J’étais en CM2, toute la classe a pu aller à la finale, même les profs. On est un certain nombre à avoir vécu cette ferveur-là à l’époque, on ne souhaite pas que les jeunes ratent cet événement planétaire cette année. »

Certes, cette année aussi, certains jeunes vont pouvoir assister aux épreuves. Le président socialiste du département, Stéphane Troussel, a annoncé la distribution de 180 000 places gratuitement aux habitant·es du 93. Mais les associatifs craignent là encore une dérive clientéliste dans l’attribution des places. Couplé à la volonté d’éloigner certains jeunes, le tout laisse augurer un tri entre bon·nes et mauvais·es Séquano-Dionysien·nes.

Un sentiment partagé par Bertie Ernault, qui déplore le virage brutal emprunté à Saint-Denis sur les politiques jeunesse. « Il y a eu un changement d’orientation majeur sur l’approche de la jeunesse. Dans les discours et dans les actes, on caricature une jeunesse qui serait entièrement problématique. »

David Attié, Névil Gagnepain, Mathilde Boudon-Lamraoui et Margaux Dzuilka

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