Immigration et délinquance : des chiffres souvent détournés qui entretiennent les stéréotypes

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Valérie Icard, docteure en sciences politiques, chercheuse associée au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), note également qu’« un nombre conséquent de travaux scientifiques […] permet de démontrer que les étrangers sont discriminés à chacune des étapes du processus pénal, dès les interpellations par la police ». [Shutterstock/NeydtStock]

À l’approche des élections européennes, plusieurs candidats citent des statistiques officielles pour assimiler immigration et délinquance. Mais cette rhétorique — ancienne — s’appuie sur des chiffres décontextualisés et des raccourcis, entretenant ainsi des stéréotypes trompeurs, expliquent des chercheurs interrogés par l’AFP.

Quels chiffres ?

« Près de 60 % des agressions dans les transports en Île-de-France […] sont le fait de personnes étrangères […] est-ce qu’à un moment vous pouvez comprendre que l’explosion de la criminalité en France a un lien direct avec l’immigration ? », lançait le 9 avril dernier Marion Maréchal, tête de liste Reconquête !, lors d’un débat sur CNews et Europe 1.

« 40 % des vols de voiture », « 38 % des cambriolages et 31 % des vols violents sont le fait d’étrangers », assénait aussi Jordan Bardella, tête de liste Rassemblement national (RN) quelques jours plus tard sur RTL, concluant : « ceux qui ne veulent plus faire le lien entre l’immigration et l’insécurité, je ne peux plus rien pour eux ».

Une partie de ces chiffres vient d’un document publié fin janvier par le service statistique du ministère de l’Intérieur (SSMSI), qui montrent, en effet, une surreprésentation des auteurs présumés d’infractions étrangers dans certaines catégories. Par exemple : 38 % pour les cambriolages, 40 % des vols dans les véhicules, 31 % pour les vols violents sans arme, des taux bien plus élevés que la part des personnes étrangères en France (environ 8 %).

Qu’est-ce qu’un étranger ? Un immigré ?

Contrairement à une confusion fréquente et souvent soigneusement entretenue à des fins politiques, les termes « immigré » et « étranger » renvoient à des catégories statistiques différentes.

Selon la définition de l’Insee liée aux recensements, les étrangers correspondent aux personnes « qui réside[nt] en France et ne possède[nt] pas la nationalité française » tandis que les « immigrés » sont les « personnes nées étrangères à l’étranger et résidant en France ». Autrement dit, une personne née dans un autre pays mais ayant acquis la nationalité française peut être considérée comme immigrée.

Selon ses dernières données portant sur 2022, « la population étrangère vivant en France s’élève à 5,3 millions de personnes, soit 7,8 % de la population totale » (dont « 4,5 millions d’immigrés n’ayant pas acquis la nationalité française et de 0,8 million nées en France de nationalité étrangère »).

Qui plus est, même la définition d’« étranger » diffère entre l’Insee et le SSMSI. Le ministère de l’Intérieur intègre dans ses statistiques les étrangers de passage en France — et pas seulement ceux qui y vivent.

Autre confusion : ces chiffres du ministère de l’Intérieur évoquent des personnes « mises en cause » et non pas — comme peut le laisser penser la formulation « sont le fait de » employée par Jordan Bardella et Marion Maréchal — des personnes reconnues auteures par la justice. Ce sont donc des « auteurs présumés ».

De façon plus générale, il est notoirement très difficile de dresser un tableau précis de l’évolution de la délinquance en France ces dernières années, notamment parce que les catégories statistiques dans lesquelles les signalements d’actes délinquants sont enregistrés changent au gré des évolutions législatives et des pratiques, et parce que les services chargés de leur analyse font régulièrement évoluer leur méthodologie.

Autre élément de contexte important : les personnes étrangères sont également surreprésentées parmi les victimes.

Peut-on établir un lien causal ?

Les chiffres cités par les candidats aux élections européennes permettent-ils pour autant de conclure à un lien causal entre immigration et délinquance ? Pas vraiment, selon les experts interrogés.

Extraire des pourcentages ou isoler certaines catégories (comme « les étrangers ») sans explications ne peut permettre que d’observer un aspect de la délinquance via certains filtres, ce qui n’est pas forcément représentatif de la réalité, notent-ils.

Une lecture simpliste de ces statistiques oblitère leurs limites et de nombreux facteurs, qui contribuent à expliquer une surreprésentation des étrangers dans certaines infractions, sans que pour autant l’immigration soit la cause de la délinquance.

« Ces chiffres de la surreprésentation des étrangers ne sont au final pas très intéressants pris tels quels : ils fournissent une photographie vue d’un angle particulier à un instant T », illustre Jérôme Valette, économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) et directeur du département « Dynamics » à l’Institut Convergences Migrations (ICM).

Par exemple, les hommes jeunes sont de façon générale surreprésentés dans la délinquance. Or, une importante part des étrangers sont aussi des hommes jeunes, une réalité qui créé nécessairement un biais supplémentaire.

À noter aussi qu’« un nombre conséquent de travaux scientifiques, basés sur des enquêtes de terrain quantitatives et qualitatives, permet de démontrer que les étrangers sont discriminés à chacune des étapes du processus pénal, dès les interpellations par la police », ajoute Valérie Icard, docteure en sciences politiques, chercheuse associée au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip).

D’autres paramètres socio-économiques, comme la pauvreté, la difficulté d’accès au marché du travail, peuvent aussi être corrélés avec les données liées à la délinquance, ajoute Michel Wieviorka, sociologue et directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).

« Il est difficile d’isoler une “délinquance de l’étranger” d’autres facteurs », résume Yvan Gastaut, historien et maître de conférences à l’université de Nice.

« Il n’est pas question de causalité, mais plutôt de corrélation », souligne Valérie Icard.

Que nous apprennent ces chiffres ?

« Cette surreprésentation des étrangers nous renseigne essentiellement sur le fonctionnement des institutions pénales et les caractéristiques socio-économiques des personnes qui sont le plus exposées aux contrôles policiers notamment, et certainement pas sur la supposée prédisposition des étrangers à être des délinquants », résume la chercheuse.

Pour tenter de déterminer si la délinquance est liée à la présence des étrangers, des études se sont intéressées à « des chocs liés à des arrivées importantes d’étrangers dans un pays », en essayant de « voir si des augmentations de la délinquance sont mesurées en parallèle », explique Arnaud Philippe, enseignant-chercheur en économie à l’université de Bristol.

Avec Jérôme Valette, il a rédigé en 2023 un article sur le sujet, où les deux chercheurs concluaient, s’appuyant notamment sur des études menées au Royaume-Uni et en Italie, que : « lorsque [l]es différents biais sont éliminés, les études concluent unanimement à l’absence d’impact de l’immigration sur la délinquance ».

Yvan Gastaut conclut que « tous ces fantasmes s’appuient sur du réel, en y ajoutant des éléments puisant sur des peurs », déplorant que « les amalgames sont très faciles », particulièrement puisqu’il « peut y avoir une difficulté à trouver des chiffres clairs, ou que ceux-ci sont souvent déformés ».

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