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© Louella Pailley

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L’école au temps des talibans

Des millions de jeunes Afghanes sont privées de scolarité depuis le retour au pouvoir des talibans en 2021. Bravant l’interdit des fondamentalistes, des écoles clandestines tentent de continuer à dispenser des cours.

Marie Claverie pour la Chronique

Notre rencontre se déroule dans un restaurant, l’un des tout derniers lieux publics ouverts aux Afghanes. Au confluent des rivières Kaboul et Kounar, dans l’ouest du pays, une gargote posée sur l’eau vive propose des fritures de poissons. Elle jouxte une fête foraine et sa grande roue clignotante – zones désormais interdites aux Afghanes par décret taliban. Assise sur une estrade de bois cerclée d’un grand rideau, la jeune femme au niqab mauve fixe les remous sablonneux de la rivière, sans toucher à sa nourriture. Elle joue nerveusement avec un téléphone. Son frère patiente sur l’estrade réservée aux hommes. Marya1, 18 ans, nous a donné rendez-vous dans ce restaurant par prudence, pour vérifier qu’il ne s’agit pas d’un « piège ».

La jeune lycéenne, qui rêvait d’intégrer l’équivalent de l’École polytechnique à Kaboul, a de bonnes raisons d’être méfiante. Depuis sept mois, l’élève brillante est passée dans l’illégalité… en devenant professeure au sein d’une école clandestine. Un métier à haut risque en pays taliban, depuis que les fondamentalistes ont interdit par décret l’enseignement secondaire aux Afghanes après l’âge de 12 ans.

Marya craint en permanence une descente d’agents de la répression du vice ou de membres des services de renseignement. À Jalalabad, capitale de la province du Nangarhar, dans l’est de l’Afghanistan, deux classes secrètes ont été fermées, ces deux derniers mois, après des raids talibans. « Sans violence physique contre les filles, commente Marya, mais ils ont convoqué les pères et les oncles des enseignantes, leur promettant la prison la prochaine fois. » La jeune femme a récupéré sept collégiennes victimes du raid dans sa propre classe. Pas plus, car la crainte est trop forte. « Les parents sont morts de peur. Les premiers mois, les familles étaient favorables aux écoles secrètes. Elles pensaient que les talibans fermeraient les yeux, le temps de mettre en place un système éducatif à eux… » L’effroi s’empare du visage encore poupon. « Mais maintenant, on comprend qu’ils ne veulent pas nous voir étudier. Qu’ils veulent nous emmurer. »

Maintenant, on comprend qu’ils ne veulent pas nous voir étudier. Qu’ils veulent nous emmurer

Masih Alinejad

L’école dans les salons

Les mesures de sécurité au sein de son école clandestine n’ont pas changé : chaque élève s’y rend munie d’un Coran. En cas de contrôle, on prétexte une école communautaire islamique – une madrasa qui reste ouverte aux filles de tous âges. Quarante ans de guerre en Afghanistan n’ont pas toujours permis à des structures scolaires de voir le jour – c’est particulièrement vrai pour les filles. Des écoles installées dans des maisons ou des salons d’appartement n’ont donc rien de suspect au premier abord. Ces deux dernières années, ce flou a rendu possible l’essor de classes clandestines. Nichées chez des particuliers, dans des mosquées, des grottes…, ces petites structures communautaires prennent des formes très diverses : à Kaboul, certaines accueillent jusqu’à 150 jeunes femmes. Ici, comme dans le sud du pays, très conservateur, une école peut se résumer à cinq voisines rassemblées dans leur cuisine.

Celle de Marya se niche au sous-sol d’un immeuble fatigué. Des entrelacements de câbles électriques strient la façade centrale, recouverte d’affichettes vantant tel dentiste, tel médicament miracle. Les visages de femmes, leurs silhouettes, y ont été systématiquement peinturlurés de noir, signature lugubre des talibans. À l’intérieur, 18 adolescentes, assises sur un grand tapis rouge sang, lèvent tout juste le nez sur notre passage. Les minutes sont trop précieuses : à peine trois heures de cours par jour, afin d’écarter les soupçons. Des collégiennes plutôt que des lycéennes : « Plus les filles grandissent, moins elles viennent. La peur est trop grande d’être arrêtée », souffle Marya. Avant d’ajouter, avec pudeur : « ou remarquée… » La majorité des talibans a moins de 25 ans. Avec la fin de la guérilla dans les montagnes, ils se cherchent des épouses. Depuis le 15 août 2021, les unions forcées entre combattants et de (très) jeunes filles se multiplient, relayées sur les réseaux sociaux afghans… qui paraissent bien les seuls à s’en émouvoir.

En silence, les collégiennes grattent les pages trop fines d’un cahier de qualité médiocre, et se partagent un livre pour quatre. Les plus âgées gardent un œil sur la copie des plus jeunes. La classe du jour est un cours de religion. Demain, ce sera mathématiques et géographie, tous programmes confondus. « Je suis une meilleure musulmane que les talibans, s’amuse Arezo, 14 ans, dans un rire étouffé. Dans mon ancien collège, j’étais la meilleure en islamiyat (cours de religion). J’ai même reçu une médaille ! » À l’évocation du monde d’avant, la joie s’éteint. Comme toutes les collégiennes de son pays, Arezo était obligée d’étudier l’islam quatre heures par semaine, sous feu la République afghane. C’est pourtant au nom d’une réforme de programmes scolaires fustigés comme « athées » et « occidentaux » que les talibans ont fermé l’enseignement secondaire aux filles, en mars 2022.

© Louella Pailley

D’après la responsable d’une antenne onusienne, aujourd’hui en poste à Kaboul, il y aurait 15 000 écoles comme celle de Marya dans le pays. D’ici à 2024, son agence souhaite en équiper 20 000 en matériel scolaire notamment, afin d’atteindre près de 700 000 enfants. Souvent situées en dehors des radars talibans, ces structures de taille réduite qui ont l’avantage de ne pas avoir été inféodées au précédent gouvernement ne sont donc pas taxées d’avoir servi sa propagande. Organisées, le plus souvent, à l’intérieur même des maisons, sous la responsabilité du père de famille – la figure traditionnelle du patriarche –, elles forment un lieu acceptable pour les familles afghanes, très conservatrices, particulièrement en zone rurale. Ou du moins formaient. Avant que la répression talibane ne s’accentue partout dans le pays, au printemps 2023. L’été dernier, une centaine d’écoles primaires ont été fermées jusqu’à nouvel ordre, dans les provinces de Ghor et de Daikundi (ouest), de Kandahar ou de Helmand (sud). Une information passée sous silence dans les médias internationaux. Il s’agissait de petites structures rurales, financées par des ONG, comme Save The Children. Le « curriculum » dispensé nécessite une « révision », ont justifié les fondamentalistes qui pourraient bientôt s’attaquer aux campus universitaires, selon nos informations. Car le savoir académique reste « décalé » par rapport au mouvement taliban, très faiblement instruit.

À l’origine de ce raidissement, une radicalisation progressive du chef suprême, le discret émir Haibatullah Akhundzada, sur la question de l’éducation. Pour preuve, le ministre de tutelle a été changé trois fois en deux ans, les deux premiers talibans responsables ayant été jugés trop « progressistes ». Mois après mois, cette année, le puissant chef spirituel a déployé des « comités », soit des conseils de savants religieux, dans chaque province, pour renforcer sa ligne directrice extrêmement rigide. La preuve d’une « centralisation progressive du pouvoir, qui va homogénéiser la politique des talibans. Un mouvement religieux, dont l’unité reste la préoccupation principale, et au sein duquel les dissensions sont faibles », selon Gilles Dorronsoro, professeur de science politique à Paris I, fin connaisseur de l’Afghanistan.

Ironie du sort : depuis que la guerre civile s’est arrêtée, le pays n’a jamais été aussi sûr et la demande d’école aussi forte dans les campagnes. Dans certaines provinces, hier déchirées par le conflit, des fillettes y ont enfin accès. Beaucoup fréquentent une école primaire pour la première fois… jusqu’à l’âge de douze ans. Aussi fou que cela puisse paraître, si tous les établissements secondaires fermés par les talibans rouvraient, il y aurait alors plus de jeunes Afghanes scolarisées que sous la précédente République démocratique.

Déluge de décrets contre les Afghanes

Mais la course à l’effacement du féminin paraît sans fin. Selon Onu Femmes, depuis le 15 août 2021, l’émirat a émis plus de 50 décrets spécifiquement dirigés contre les Afghanes. Mois après mois, la liste de ces textes s’allonge. Elle cible toutes les femmes pauvres ou aisées, urbaines ou rurales. Il n’y a pas que l’enseignement supérieur qui est prohibé : les parcs, la mendicité, les bains publics, les sites touristiques, les salons de beauté, les voyages, le travail dans le secteur public, dans les ONG, les allées et venues sans chaperon leur sont interdits. Cinq millions de jeunes filles sont privées de scolarité : l’Afghanistan est le seul État au monde qui la conditionne au genre.

Ce possible crime contre l’humanité, qualifié de « persécution » par Amnesty International, coûte 5 milliards de dollars à l’économie nationale, déjà ravagée. Les sanctions américaines, qui ont gelé 9 milliards de dollars d’avoirs de la Banque centrale afghane, et la réduction des programmes d’aide internationale ont provoqué une crise des liquidités. Les Afghans ne peuvent pas retirer leur épargne des banques. Deux tiers des entreprises ont fermé. À l’heure actuelle, 84 % des ménages empruntent de l’argent pour acheter de la nourriture, selon l’Onu. Dans ce pays ravagé où vivent 2 à 3 millions de veuves, particulièrement vulnérables, le sort des petites filles n’est pas plus enviable. Deux tiers d’entre elles souffrent déjà de malnutrition. Les mariages précoces sont en hausse, comme le taux de suicide chez les femmes.

Face à ce tableau apocalyptique, les 140 millions d’euros débloqués récemment par l’Union européenne pour améliorer l’éducation, la santé et le devenir économique des Afghanes sont une goutte d’eau. De façon générale, la tendance est à la lassitude du côté des bailleurs qui, hormis de rares dérogations pour une poignée d’Afghanes travaillant dans les ONG, n’ont rien obtenu des inflexibles talibans. Interrogé sur la condition des femmes dans son pays à la fin septembre, leur porte-parole Zabihuallah Mujahid a indiqué que le sujet était « mineur » et ne « méritait pas d’être discuté avec les Nations unies ». Plus tôt cette année, il avait accusé les pays occidentaux de « chantage à l’aide humanitaire », indexée « sur la question des femmes afghanes » et relevant, en réalité, d’une tentative « d’instrumentalisation de la part des Occidentaux ».

Le grand perdant de cette confrontation reste le peuple afghan, et surtout les femmes et les fillettes, traditionnellement nourries après les hommes. Les financements de l’aide d’urgence baissent continuellement. « Au total, le PAM [programme alimentaire mondial] a dû retirer 10 millions d’Afghans de l’aide humanitaire cette année, d’après l’institut de recherche Samuel Hall. Les pays étrangers punissent les Afghans et les Afghanes », s’alarme Nassim Majidi, cofondatrice de l’institut de recherche Samuel Hall, présent en Afghanistan. Selon la chercheuse, la question de l’éducation des filles est éminemment politique : « Les talibans ont très bien compris que pour contrôler un pays, il faut contrôler les femmes. Et particulièrement les femmes éduquées, émancipées… »

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Depuis que les talibans ont pris le pouvoir, les Afghanes ne peuvent ni se déplacer librement ni accéder à certains emplois. Les filles de plus de 12 ans sont privées d’éducation.

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Programmes scolaires sur les ondes

« Mais les talibans interdisent l’école, pas l’éducation. Notre espoir repose sur cette nuance », analyse Hamida Aman, fondatrice de Radio Begum, une radio pour les femmes afghanes. Lorsque l’horizon se dessine si noir, les interstices de liberté se transforment en puits de lumière. Parce que les talibans n’interdisent pas aux filles d’apprendre chez elles, sa radio continue de diffuser, chaque jour, des programmes scolaires qui soutiennent les Afghanes et le réseau des écoles clandestines dans le pays. Elle atteint dix provinces. Les professeures installent le poste radio près d’une fenêtre, et suivent les cours dirigés par l’institutrice en studio. Pour ce reportage, nous avons visité quatre écoles clandestines. Chaque fois, Radio Begum émettait dans la pièce. Un filet de voix cristalline rassurant. « C’est pour faire sentir aux filles qu’elles appartiennent toujours à un grand ensemble, comme avant » veut croire la directrice. Pour le moment, la radio est épargnée d’une fermeture par le régime, car ce n’est pas le média de l’image mais de la voix : elle préserve l’anonymat des journalistes, qui n’exposent pas leur visage comme les présentatrices télévision.

L’équilibre reste fragile. Plusieurs fois, des agents de la répression du Vice ont averti les chroniqueuses : pas de rires bruyants à l’antenne, pas de retransmission en direct d’auditeurs masculins. Alors les jeunes femmes se plient aux diktats. Comme Zahra, 22 ans, silhouette élégante, maquillage appuyé, un rien désinvolte. Signe de son jeune âge, mais aussi marque de cette révolution culturelle en ville, contre laquelle les talibans ne peuvent rien : à Kaboul, 80 % des Afghanes sont éduquées. Les filles comme Zahra se sont formées avec Internet et les séries télévisées indiennes, hautes en couleur. Elles ne se laissent pas faire « si facilement », dixit l’intéressée. « On essaie de ne pas prendre tout ce que les talibans disent au sérieux, c’est notre manière d’accepter cette réalité. On voit bien, quand on passe leurs checkpoints en ville, que d’un taliban à l’autre, il y a des nuances. Certains sont moins extrémistes que d’autres. Ça nous aide à garder de l’espoir. » Et il leur en faudra. La classe moyenne urbaine, un groupe social très récent en Afghanistan, est en phase d’anéantissement. Les écoles clandestines sont ciblées les unes après les autres. Matiullah Wesa, enseignant et grande figure rurale de l’éducation pour les filles et pour les pauvres, est emprisonné depuis mars dernier. Une auditrice de Radio Begum conclut la chronique du jour, un programme de soutien psychologique, par ces mots simples et déchirants : « Quand mon fils part à l’école le matin, je file dans la cuisine pour ne pas voir ma fille le suivre du regard. Ce regard, c’est trop dur. »

1— Les prénoms ont été modifiés.

2— Fin 1979, l’armée soviétique entre en Afghanistan provoquant l’émergence d’une résistance armée (les moudjahidines), dont une partie formera le mouvement taliban. Puis les États-Unis interviennent à la tête d’une coalition à partir de 2001 jusqu’à la prise de Kaboul par les talibans le 15 août 2021.

Ce que certains voudraient cacher, on l'écrit

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