Faut-il des quotas de femmes dans les médias ? Les réponses de la « gender editor » du « New York Times »

Jessica Bennett. (Sharon Attia)

Jessica Bennett. (Sharon Attia) SHARON ATTIA

Entretien  Les femmes sont encore sous-représentées dans les médias. Au « New York Times », Jessica Bennett travaille à rétablir l’équilibre.

Si vous demandez à Jessica Bennett en quoi consiste son métier, elle vous expliquera qu’elle est comme « une rédactrice en chef normale, mais plus énervée ». Nommée première gender editor de l’histoire du « New York Times » (et de la planète) fin 2017, elle vous expliquera aussi qu’elle aimerait que son poste n’existe pas. « Mais tant qu’il est nécessaire, je suis contente de l’occuper. »

Dans la grosse rédaction du prestigieux quotidien américain – environ 1 500 journalistes –, Jessica Bennett est chargée de veiller à une meilleure représentation des femmes et du genre. Sans toutefois gérer une rubrique en particulier : son projet éditorial consiste à infuser, de façon transversale, toutes les rubriques et services avec ce souci de « mieux traiter les femmes ».

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Des études montrent qu’elles ne représentent que 24 % des personnes dont il est question dans l’actualité. D’où vient cette disproportion, à laquelle « l’Obs » n’échappe pas ? En février, nous nous sommes penchées sur la question dans un exercice introspectif.

Nous avons voulu prolonger la réflexion sur la représentation des femmes dans les médias avec la gender editor, également autrice d’un « Manuel de survie en milieu sexiste » (éd. Autrement, 2017). Elle a accepté de répondre à nos questions par écrit.

Les femmes représentent seulement 31 % des personnes montrées et nommées dans les pages de « l’Obs ». Qu’en est-il au « New York Times » ?

Comme dans l’ensemble de l’industrie médiatique, nous savons que le déséquilibre, en matière de signatures et de sources, se fait en faveur des hommes. Nous expérimentons actuellement un outil qui nous permettra de mieux appréhender la représentation du genre dans notre couverture médiatique. Mais cela ne se limite pas à compter les signatures : il faut prendre en compte les sujets, les sources, les personnes montrées en photo, les personnes derrière l’objectif, celles qui apparaissent sur la page d’accueil de notre site, etc. Ce n’est donc pas si simple à évaluer.

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Notre mission est de chercher la vérité et d’aider les gens à comprendre le monde. Pour y parvenir, ce n’est pas un secret : notre couverture journalistique et nos équipes doivent refléter la diversité de la société sur laquelle nous travaillons.

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Avez-vous remarqué une évolution dans la représentation des femmes dans votre publication depuis que vous avez été nommée gender editor, en 2017 ?

Je crois honnêtement que #Metoo a plus fait pour la représentation des femmes – et la façon dont on en parle – que je n’aurais pu le faire en tant qu’individu au sein d’une publication. L’année écoulée a donné lieu à une véritable réévaluation culturelle, dans notre façon de voir les films d’Hollywood, dont nous pensons les environnements de travail et les relations au pouvoir, jusqu’au nombre record de femmes qui se sont récemment présentées à des élections. Un des corollaires naturels et importants de ce mouvement aura été une perception plus fine des sujets liés aux femmes et une attention plus soutenue portée à leur représentation.

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Pensez-vous que des quotas sont nécessaires pour parvenir à une plus juste représentation des femmes dans les médias ?

Une des choses que j’ai remarquées en venant en France récemment, c’est que le mot « quota » n’y est pas marqué aussi négativement qu’aux Etats-Unis. Ici, quand je prononce ce mot – devant des dirigeants, des sources, n’importe qui s’intéressant à ces questions – les gens ont un mouvement de recul. J’essaie donc de mettre en place des objectifs raisonnables et dont on peut suivre l’avancée.

Nous savons tous, je pense, que la représentation des femmes dans notre couverture de l’actualité est une question importante, tout comme le fait d’atteindre et d’impliquer des lectrices [le « New York Times » compte moins de lectrices que de lecteurs, NDLR]. C’est tellement important que j’ai un emploi à temps plein dédié à ces deux tâches ! Mais décider de ce qui constitue ou non un bon sujet ne peut pas se réduire à un quota. Ce serait une façon terrible de faire du journalisme.

Plusieurs études ont aussi montré que les opinions exprimées dans les éditos et chroniques sont majoritairement celles des hommes…

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Nous publions au « New York Times » de nombreuses tribunes et articles d’opinion signés par des femmes, grâce à une équipe de rédacteurs en chef impliquée, et à un gender editor dédié spécifiquement à cette rubrique. Je travaille pour la partie « actualité » du journal, qui est séparée de l’opinion, mais nous avons des projets communs. Nous avons récemment lancé une initiative concernant la rubrique « Letters to the Editor » afin d’encourager davantage de femmes et de personnes sous-représentées à nous écrire. Mais là encore, ce n’est pas si simple ! Si nous faisons cet effort, c’est que nous recevons davantage de propositions d’hommes. Qu’est-ce qui fait, culturellement, que les femmes sont moins enclines à nous écrire pour exprimer leur opinion ou pour réagir à ce qu’elles ont lu dans nos pages ?

Pour beaucoup des journalistes que nous avons interviewés au sujet de la place des femmes dans les pages de notre journal, leur sous-représentation est avant tout le reflet de la société, dans laquelle les élites sont en majorité masculines. Qu’en pensez-vous ?

Notre objectif est de couvrir équitablement la société telle qu’elle est, pas celle dans laquelle nous rêverions de vivre. Donc oui, s’il y a 28 femmes sénatrices sur 100, nous risquons de citer davantage de sénateurs que de sénatrices. Mais ça ne veut pas dire que les journalistes ne peuvent pas faire un petit effort pour trouver une experte, pour ne pas citer constamment les mêmes hommes, ou pour couvrir aussi des sujets liés aux femmes.

Le journalisme est un art, pas une science. Il tourne autour de ce qui est, selon nous, digne d’intérêt, et de ce qui ferait un bon sujet. Mais il est naïf de penser que les gens n’y apportent pas leur propre point de vue. Ainsi, même si mon travail n’a rien à voir avec le recrutement – j’ai l’impression de passer mon temps à dire que je ne suis pas responsable des ressources humaines ! –, la personne qui écrit l’histoire compte réellement, tout comme celle dont il est question.

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Propos recueillis par Emilie Brouze et Agathe Ranc

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