Laurence HAIM est correspondante de Canal Plus et Itélé aux Etats-Unis. Pour l’Important, elle livre son billet d’humeur de Washington.
Laurence Haïm

Par Laurence Haïm

Par Laurence Haïm

Lettre ouverte à une idéaliste

Kayla Mueller, otage américaine, a été tuée en Syrie le 10 février 2015

 

Chère Kayla,

 

J’ai commencé à écrire ces quelques mots en espérant te savoir toujours en vie. Cela fait maintenant quatre mois que je te connais. Quatre mois que j'ai tout lu sur toi. Quatre mois à questionner des personnes haut placées à Washington. Quatre mois que j’étais, comme mes collègues américains, condamnée au silence pour te laisser vivre. Quatre mois qu’on me répétait : «par sécurité ne parlez pas d’elle». Quatre mois que je me disais : «ça va mal finir cette histoire…» 

 

Je regarde souvent tes photos. Je connais beaucoup de toi Kayla. Comme ta petite ville de Prescott en Arizona où les flics bloquent la route qui mène à ta maison pour empêcher les journalistes de filmer les larmes de tes proches. Au départ, c’était comme toujours une belle histoire. Tu voulais faire quelque chose de beau, changer le monde. Je sais que tu regardais beaucoup la télé et les infos pendant la guerre d’Irak. Tu admirais les femmes journalistes de guerre, héroïnes des lycées américains, et qu’on connait ici par leurs prénoms… Christiane et Lara… Ces femmes qui à longueur d’écrans et d’années font leur boulot dans des zones où l’on meurt.

 

Tu as vu les bombardements sur Bagdad, les images des GI’S, l’Amérique de Bush touchée au plus près par la guerre. Le choix entre l’Arizona et vivre autrement fut vite fait. Depuis toute petite, tu rêvais de faire quelque chose loin des Mac Do de Prescott. Tu avais la passion des voyages. Tu es même venue en France, en Provence, pour connaitre autre chose et apprendre un peu le français. Cela t’a servi après en Afrique. Puis, tu es partie en Inde ou tu as continué à lutter contre la pauvreté. Tu as été très émue par Clooney, l’activiste voulant sauver le Darfour et tu as manifesté pour cela en 2007. A l’époque, tu étais selon tes profs «une élève exemplaire passionnée de sciences politiques et d’humanitaire».  

 

Une activiste dans l’âme. Tout faire pour sauver le monde. Entre deux cours, tu as aussi travaillé dans une clinique où l’on traitait des malades du sida, chez toi à Prescott, et dans un centre de femmes battues. Tes copines «cheers leaders» se sont fiancées. Toi, tu es partie. Danger, exotisme mais aussi naïveté. Tu adorais «Spy game», ce film où une jeune humanitaire tombe amoureuse du beau Brad photographe. Le monde en guerre n’est pas ce que l’on voit à la télé.

 

En 2011, tu as, en pleurs, fait la découverte de la Turquie et de ses camps de refugiés. Pour Noël, tu es revenue à Prescott comme la petite héroïne du coin. Tout le monde voulait savoir «comment c’était?». Au journal local, tu as déclaré «avoir vu beaucoup d’enfants mourir».

«Lorsque les réfugiés syriens que je rencontrais savaient que j’étais américaine, ils me demandaient mais que fait le monde pour nous? Tout ce que je pouvais faire, c’était oui pleurer…».

 

Pleurer mais repartir. Toujours. Certains partent dans ce monde de dingues pour se faire sauter. D’autres comme toi, pour aider. Tu aurais du comprendre que ça allait être vraiment dangereux. Tu aurais pu aussi avoir l’envie d’aller moins loin, à coté de chez toi dans l’Arizona où chaque été des centaines d’immigrés clandestins meurent dans le désert pour devenir américains.

 

En rentrant de Bagdad, j’ai passé un mois dans votre désert en me disant que c’était le truc le plus dur au monde. Cactus et morts d’enfants rêvant d’Amérique.

 

Mais toi, tu étais plus émue par les enfants d’ailleurs.

 

Personne ne t’a dissuadée de vouloir sauver la Syrie et de partir seule sans moyen. Aider, photographier, témoigner. On t’a bien accueilli partout avec chaleur et tu t’es sentie utile. Une organisation danoise t’a même fait travailler sous des tentes avec des enfants en détresse. Il parait que tu étais «formidable, sympa. Parfaite.»

 

Et puis, tu as rencontré un amoureux. Officiellement, comme les services de renseignements ici le disent «un compagnon». Ils ne savent pas si «c’était le copain, l’ami, le fiancé mais lui connaissait tout du nord de la Syrie». On ne sait pas grand-chose de lui, mais je suis sûre que les drames du pays, les massacres racontés chaque nuit, ont attisé en vous la volonté de changer les choses. Ton âme romantique s’est enthousiasmée pour le malheur de la Syrie. Le danger? Une idée lointaine…

 

Début août 2013, avec ton compagnon, ce «type spécialiste en informatique», tu as voulu traverser la frontière et vous êtes arrivés à Alep. Ton premier séjour en Syrie. Tu en rêvais d’aller là bas… Ton petit ami devait réparer l’Internet de MSF Espagne. Il était attendu seul dans la ville dévastée et il est arrivé avec «la gosse américaine». Les humanitaires vous ont hébergé une courte nuit pendant laquelle vous avez sûrement refait le monde. Ce monde qui ne fait rien pour la Syrie.

 

Au matin, ils vous ont fait visiter un hôpital puis ils vous ont déposés à un arrêt de bus. C'est là que l'avenir s'est arrêté.

 

Personne ne sait comment ce 4 août 2013 au matin tu t’es fait enlever. Ton ami a été libéré mais il refuse de parler à quiconque. Toutes les ONG répètent aux agents du FBI qu’elles te connaissent comme étant «si courageuse, mais pas employée salariée chez nous».

 

Et oui chère rêveuse... Abandonnée.

 

Celui qui ne t’a pas lâché c’est Obama. Il a même lancé, en secret, deux opérations des forces spéciales en avril dernier pour te libérer. Ils ont retrouvé des mèches de tes cheveux mais rien de plus. Gros échec pour eux. Je t‘assure que tous les James Bond et Delta forces de la planète militaire voulaient te sauver. Le Président en avait fait sa «priorité».

 

Sache aussi que tu valais cher.

 

L’Etat islamique avait demandé entre 5 et 6 millions d’euros pour te libérer. Avec deux conditions, que tes parents n’accordent pas d’interview et que l’argent soit versé avant le 26 août 2014, un an après ta capture. Tes parents n’ont jamais parlé. Et Washington n’a jamais payé. Obama ne paye pas face au terrorisme.

 

En fait, depuis un mois, chaque fois qu’on commençait à parler de toi aux hommes du Président, on était «sérieusement invité à la plus grand prudence». Obama et les siens ont cependant pressenti ces derniers jours, que tu risquais malheureusement de faire la Une des médias. Toi LA jeune FEMME OTAGE AMERICAINE.

 

On t’attendait. L’Amérique entière t’attendait. En t’aimant et en priant… Avec sur tous nos écrans, le sourire de celle qui voulait changer le monde. Partir oui, mais sans infrastructure solide, plus jamais.

 

A la Maison Blanche cette semaine, tout le monde est aussi très ému. Le porte-parole, Josh Earnest, a eu presque les larmes aux yeux en parlant de toi. Oui, on a tous en notre cœur quelque chose de Kayla… peut être une innocence et ton courage, ton grand courage qu’on admire dans cette capitale si cynique qu’est Washington.

 

Mais on fait notre métier.

 

Le Journaliste de TVA Canada, Richard Latendresse, qui a couvert plusieurs conflits a même demandé au porte-parole de la Maison Blanche : «Pourquoi le président Obama, lui qui a inspiré les jeunes, ne fait-il pas un message pour dire à tous les Américains, ne partez plus n’importe comment dans ces coins là…»

 

La réponse un peu embarrassée fut : «tout est expliqué dans les recommandations pour les Américains du Département d’Etat». Je ne pense pas que tu aies eu envie de lire ce guide, où il est simplement dit que dans une majorité de pays «il n’est pas conseillé aux américains de voyager». 

 

Alors, je termine cette lettre en te disant, Kayla, que j’aurais bien aimé te rencontrer avant ton départ.

 

J’aurais bien aimé conseiller à ta mère, comme aux autres parents du monde, de te parler ou de te donner deux gifles le jour où tu leur as annoncé «je pars là-bas pour montrer». Peut-être est-ce comme cela que ça c’est passé, mais voilà, tu es partie encore une fois n’importe comment.

 

J’aurais voulu te voir pour te dire, comme je l’ai dit à ces jeunes filles formidables de 20 à 25 ans, humanitaires ou journalistes, Margot, Alex, Diana, Jane et d’autres : «Bravo mais attention…attention. Le monde est dur. Dangereux pour les idéalistes et les passionnées… La barbarie tue sans pitié.»

 

Kayla, j’espérais te serrer dans mes bras. J’espérais…

 

Personne n’a su t’arrêter, toi l’idéaliste.

  

 

 

A Bob Simon, tué dans un accident de taxi à New-York le 12 février 2015, à l’âge de 73 ans. Grand reporter de CBS NEWS. Il avait couvert le Vietnam, la guerre en Irlande, la Bosnie, l’Irak.