Harmanli en Bulgarie
Située à une quarantaine de kilomètres de la frontière turque, la ville d'Harmanli est devenue depuis 2013 l'antichambre de l'Europe. L'ancienne caserne militaire héberge désormais le plus grand des sept centres d'accueil et d'enregistrement de réfugiés du pays. Avec une capacité de près de 4000 personnes, le camp accueille des demandeurs d'asile originaires pour la grande majorité de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan ou encore du Pakistan. Le centre déborde de ces personnes toujours plus nombreuses au fur et à mesure que les tensions s’intensifient au Moyen-Orient.
« Certains jours nous devons nous contenter de boîtes de pâtée pour chien »
À la tombée de la nuit, à l'abri des regards, Yasseen accepte de se confier. La lumière des lampadaires peine à éclairer son visage creusé par la fatigue. Ses yeux scrutent l'horizon. Il allume une cigarette, fumer est la seule chose qui lui permet de se détendre désormais.
Comme la plupart des réfugiés, il a quitté son pays, l’Irak, pour échapper à la guerre. Ancien journaliste, cet homme d'une quarantaine d'années ne souhaite pas être vu de peur des représailles. Il y a quelques mois, il avait accepté de donner une interview dans laquelle il dénonçait les conditions de vie inhumaines du camp d’Harmanli. Mais la direction a eu vent de ce témoignage et les sanctions sont tombées. Sa demande d'asile a été reportée et son attente s'est vue prolongée.
«En Irak, un groupe armé islamiste a tenté de m’enrôler de force. Ces gens sont des tueurs, j'ai refusé de les suivre. J'ai alors dû fuir mon pays, c'était devenu trop dangereux d’y rester. Je suis venu en Europe pour y trouver un refuge. Harmanli n'a rien d'un endroit humain. Nous n'avons presque rien à manger. Certains jours nous devons nous contenter de boîtes de pâtée pour chien que l'on nous sert. L'eau n'est pas potable, les gens qui en boivent tombent malades systématiquement. Les sanitaires ne sont pas en nombre suffisant. Nous ne recevons la visite d'un médecin que deux heures par semaine… Il ne parle que le bulgare. Sans aucun traducteur dans le centre, le dialogue est quasi impossible entre gardiens et réfugiés. Le camp est envahi de serpents, j'ai l'impression de risquer ma vie chaque fois que je pose un pied sur le sol. Il y a quelques semaines encore, une vieille dame, une enfant de deux ans et un bébé se sont fait mordre, ce dernier n'a pas survécu. Je ne peux pas croire que la Bulgarie fasse partie de l’Union Européenne. Je veux quitter ce pays, peu m’importe la destination. Je veux seulement trouver un endroit où je me sentirai humain.»
Un trafic à l'ombre des murs
Le lendemain, devant la lourde porte métallique qui marque l'entrée du camp, un petit groupe de réfugiés brave l'ennui en profitant des premiers rayons de soleil.
Parmi eux, Robin, jeune Syrien. Son sourire et sa bonne humeur contrastent durement avec le reste de son corps. Lors de son arrivée à Harmanli, il y a plus de six mois de cela, Robin était déjà atteint d'un cancer de la peau. Il a fui son pays pour échapper à la mort, mais à Harmanli, faute de soins, celle-ci commence à le rattraper. Sa maladie a d'abord empiré avant d'évoluer en leucémie. Si par honte il ne laisse rien transparaître de l'extérieur, son corps porte les stigmates de sa souffrance.
Il espère bientôt pouvoir quitter le camp et rejoindre l'Allemagne pour y être soigné. En attendant, il a trouvé un travail : «intermédiaire» dans un trafic de drogue impliquant gardiens, réfugiés et narcotrafiquants. «J'ai commencé à fumer en Bulgarie, ça calme mes douleurs. Chaque bouffée de cigarette me rappelle que je suis malade mais c'est mieux que rien. Ici je n'ai le droit à aucun médicament. Très vite je suis passé au cannabis, ça permet de fuir l'ennui. C'est très facile de trouver de la drogue ici, il y a un véritable trafic entre ces murs. Chaque jour des voitures se garent devant le centre pour apporter de la marchandise que j'écoule ensuite à l'intérieur. Les gardiens ferment les yeux en échange d'un pot-de-vin ou d'une petite commission. De toute façon aucun risque de problème avec eux, il font partie de mes acheteurs réguliers.»
Un refuge aux allures de bidonville
Lors de son ouverture en 2013, le camp n'offrait pour seuls abris que des tentes vétustes, sans eau potable ni nourriture suffisante. Afin de répondre à la crise humanitaire et sanitaire, le gouvernement entamait en octobre 2014 des travaux devenus essentiels à la survie des réfugiés. Le camp possède désormais une cantine, des sanitaires, des préfabriqués et l’électricité est enfin installée. Cependant, la moisissure dévorant les bâtiments trahit cruellement la carence hygiénique toujours présente dans ces lieux. C'est dans l'extrême précarité de cette caserne à ciel ouvert que tous doivent patienter, parfois durant plusieurs mois, avant d'obtenir leur statut de réfugié.
Le mur de l'ancienne caserne militaire délimite la zone d'accueil. Installé sur un bloc de béton branlant, Mohamed, neuf ans, sourit. Ce très jeune Syrien fait partie des nombreux enfants arrivés seuls dans les camps d’Europe. Il n'a plus de nouvelles de sa famille depuis des mois. Orphelin d'Harmanli, Mohamed a perdu sa mère dans un moment de panique lors de son arrivée en Bulgarie. Il rêve désormais de la retrouver. Des enfants jouent au foot dans la cour du camp, Mohamed les regarde avec envie. Lui ne peut plus y jouer depuis qu'une balle de kalachnikov est venue se loger dans son pied. Ici aucun médecin n'a encore proposé de la lui retirer.
Fuir pour survivre
Le long de la route bordant le camp, Mokthar, sa femme et ses enfants scrutent les passants. Pour échapper à la guerre, cet ancien colonel de l'armée irakienne a abandonné sa maison avant de fuir la ville qui l'a vu grandir. Mokthar et sa famille viennent de passer leur première et dernière nuit à Harmanli. Pour protéger ses enfants, ce père de famille a décidé de s'enfuir. Ils attendent une personne qui doit les aider à quitter le pays en direction de l'Allemagne : un passeur payé d'avance.
«Bienvenue en Union Européenne ! Nous étions tous en prison avant d'arriver au camp d'Harmanli. Neuf jours de prison, avec nos enfants, comme des criminels. Je sais que c'est dangereux de quitter Harmanli car nous pourrions y retourner si nous sommes contrôlés par la police dans un autre pays européen. Mais je dois le faire pour protéger mes enfants. Cet endroit est horrible. En une nuit, mes enfants sont couverts de boutons ! J'ai également rencontré un père de famille dont les enfants sont en train de devenir sourds par manque de soins. Je refuse de laisser la même chose arriver à mes enfants.»
Ce premier pas en Europe restera à jamais gravé dans la mémoire de nombreux réfugiés, citant bien souvent le camp d'Harmanli comme l’un de leurs pires souvenirs sur le chemin de la liberté.